Après la délocalisation, la localisation, qui n'est pas le rapatriement des emplois dans le pays d'origine, mais l'affaire des GPS et autres appareils permettant de situer une personne ou un objet en un point précis de l'espace et du temps. Le papa anxieux peut ainsi suivre des yeux l'avion qui transporte sa fille chérie vers un autre continent. Le psychanalyste français Serge Tisseron est d'avis qu'à défaut de savoir où il va, l'humain souhaite savoir où il est. Tout est vrai en psychanalyse, cela aussi sans doute.
Maigre consolation! Dans ce nouveau jeu du repérage ce n'est pas moi qui me situe. On me situe. Mes sens, mon intelligence, ma mémoire n'ont aucune part dans cette opération. Ils ont encore moins de part dans l'opération qui consiste à situer un avion dans un ciel nocturne et lointain. On me situe, mais où? Dans un lieu qui est un non-lieu et, pour ce faire, on me réduit à mes coordonnées. Je suis un point qui va ou plutôt qu'on déplace. Je suis situé par d'autres dans des lieux où je ne suis pas et qui ne sont pas des lieux.
Nous franchissons ainsi une autre étape dans la lente et irréversible rupture du lien vivant avec la terre et avec les êtres de chair. Il faut vraiment ne plus savoir où l'on va pour s'en réjouir, ni qui l'on est. Et l'on échapperait ainsi à l'angoisse du réchauffement climatique?
Nouvelle occasion de faire le choix fondamental: s'enraciner dans un lieu ou échapper à l'attraction de tout lieu. Pour tous les pauvres enfants qui doivent s'envoler comme des fusées sans pouvoir poser le pied sur la terre, un seul souhait: qu'ils puissent partir à pied sur un sentier incertain, se laisser distraire par la mélodie d'une cascade, la symphonie des rainettes, le bond d'un chevreuil, l'odeur d'un peuplier baumier, un courant d'air froid ou chaud...«.II faut marcher : c'est le plus vieil exercice des hommes: c'est la plus antique habitude, elle n'est pas perdue, mais seulement affaiblie, et bien vite on la réacquiert. C'est la marche qui a fait l'homme et le corps de l'homme est fait pour la marche, il se réconforte en marchant, il s'apaise, il se réjouit. Et l'esprit de l'homme, comme son corps, est fait pour la marche, pour la durée d'un jour et la longueur d'une étape. Rien ne lui est si favorable que l'aube du départ et le crépuscule de l'arrivée » (Daniel Halévy, Voyages aux pays du centre).
On appartient aux lieux que l'on sent, touche, voit, entend. L'espace cartésien est le paradis des machines, mais l'enfer des êtres vivants, du moins tant qu'ils n'ont pas été réduits à n'être que des machines.