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Dossier: Dialogue sur Ingrid Bétancourt
2009-09-28 17:02:26

Quelle est en ce moment, en Occident, la place du spirituel par rapport au psychologique? Infinitésimale. Ce ne sont pas des conseillers spirituels mais des cellules médico-psychologiques que l'on dépêche désormais auprès des personnes frappées par un grand malheur. C'est la règle, mais parfois surgit un être exceptionnel qui renverse les perspectives, donnant une place centrale au spirituel et renvoyant le psychologique à la périphérie. C'est un tel renversement qu'Ingrid Bétancourt vient d'opérer au Québec nous laissant ainsi en héritage cette question: quand nous cessons de miser sur nos ressources intérieures pour faire face aux difficultés de la vie, quand notre premier réflexe est de recourir à des services professionnels et d'avaler des médicaments, est-ce que nous ne nous réduisons pas à notre dimension mécanique? Est-ce que nous n'affaiblissons pas ainsi l'ensemble de nos liens d'appartenance?

Aimer, aimer sans mesure alors que toutes les conditions de la haine étaient réunies, tel fut l'essentiel du message d'Ingrid Bétancourt lors de son récent passage au Québec. Amour des membres de sa famille certes, mais aussi amour de son peuple, dont la corruption permet aux FARC de prospérer, amour de ses geôliers même et des ex-otages qui l'ont critiquée et peut-être calomniée. De son propre aveu, c'est Dieu qui l'a libérée du fardeau de la haine. Il existerait donc chez des êtres comme elle une vie intérieure  pouvant renvoyer à la marge de l'âme les mécanismes psychologiques prévisibles qui, en général, occupent toute la place dans des situations semblables.

C'est parce qu'on est convaincu du caractère universel de ces mécanismes qu'on dépêche désormais des cellules d'urgence médico-psychologiques auprès des victimes d'un grand malheur. Voici quel a été dans le cas d'Ingrid Bétancourt le pronostic du professeur Louis Crocq, créateur des cellules d'urgence en France:

«À la télévision, on l'a vue énergique et souriante. Cela va durer jusqu'aux retrouvailles avec la famille et ses proches. Mais cette euphorie va retomber au bout de quelques jours, quand elle va reprendre une activité. Les nuits seront sans doute éprouvantes, avec des rêves et des cauchemars la mettant en scène dans la jungle. […] L'affection de la famille ne suffit pas dans ce genre de cas. Il faut qu'Ingrid Bétancourt mène, avec l'aide d'un psychiatre ou d'un psychologue, une réflexion sur elle-même, sur ce qu'elle était avant sa captivité et ce qu'elle est devenue maintenant. Elle doit retrouver une vision authentique d'elle-même dans la continuité et s'affranchir de l'image de femme héroïque que lui imposent les médias. Elle ne pourra pas oublier sa détention mais elle doit s'en souvenir autrement, d'une façon non traumatique. Le risque principal de traumatisme, c'est sans doute l'absence de signification de ce qu'elle a vécu. Pour cela, je pense qu'elle aura besoin d'un suivi médico-psychologique.»1

Ingrid Bétancourt n'a pas caché la persistance chez elle de certains traumatismes dont, par exemple, un premier mouvement de méfiance à l'égard de ses interlocuteurs. Elle a même précisé, avec un sourire qui en disait long sur la place qu'elle accorde au psychologique, que cela relevait de la psychiatrie. Mais de toute évidence il s'agissait là de phénomènes marginaux, l'essentiel étant lié à la signification de ce qu'elle a vécu. Nonobstant les propos du psychiatre, non seulement cette signification ne fut-elle pas absente mais encore elle a envahi tout l'espace intérieur d'Ingrid et rayonné à travers tout son être. Qui donc a dit, «On n'est pas fait pour le malheur, on est fait par le malheur.» C'est le sentiment qu'on éprouvait devant Ingrid Bétancourt.

Si une telle vie intérieure peut se manifester dans un être, comment ne pas y voir  la condition de la suprême appartenance, un don précieux qu'il faut cultiver et sur lequel il faut miser avant de s'en remettre aux spécialistes des mécanismes psychologiques. Les services d'urgence médico-psychologiques, invention récente, sont la professionnalisation du malheur. Ne mise-t-on pas trop exclusivement sur eux alors qu'ils ne touchent que la périphérie des séquelles? En en faisant une routine, n'enlève-t-on pas aux personnes frappées par le malheur l'ultime raison qu'elles pourraient avoir de miser sur le don de faire pénétrer en elles le remède à leurs maux? Ne fait-on pas de nous des machines à force de présumer que nous sommes entièrement gouvernés par des mécanismes biologiques et psychologiques prévisibles?

1- L'Express, 3 juillet 2007.

Lire la deuxième partie de ce dialogue : Ingrid Bétancourt : la marée qui se lève

E

Jacques Dufresne est éditeur de L'Encyclopédie de L'Agora. Fondateur de la revue Critère, chroniqueur à La Presse et au Devoir pendant de nombreuses années, il a organisé des colloques et des débats qui ont laissé leur empreinte sur la société québécoise. [Suite...]

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Commentaires

2010-04-19 10:46:58
Katia Bellisle
2010-04-19 05:28:31
Danielle Fisch
2010-04-12 07:54:47
annie grandmont
2010-04-06 13:16:27
Benoît Lemaire
2010-04-05 17:32:16
Eric Volant
2010-04-05 15:59:04
J-P Proulx
2010-04-04 17:41:23
Christian Duclos
2010-03-24 07:24:53