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Thème: volonte
2010-03-23 11:21:25

Il faut choisir: vivre et appartenir ou fonctionner dans l'isolement

Menacée dans le paysage extérieur, la vie l'est aussi dans le paysage intérieur
Chaque fois qu'une espèce animale disparaît, le bestiaire intérieure de l'humanité s'appauvrit, disait le professeur Henri F. Ellenberger, l'éminent historien de la psychiatrie. Il employait le mot bestiaire dans un sens voisin de celui du mot imaginaire, pour désigner les images des bêtes qui nous habitent consciemment ou inconsciemment, qui font partie de notre humus intérieur.

De quoi l'humus du sol est-il fait? De microorganismes qui se nourrissent d'une matière organique qu'ils recyclent ainsi. On peut dire, en poussant plus loin l'analogie, que l'humus intérieur de l'homme se nourrit des présences vivantes qui l'entourent, ces présences pouvant être aussi bien des personnes ou des animaux que des oeuvres d'art, des paysages, des textes ou des objets inspirants.

C'est cet humus intérieur qui est menacé en ce moment, comme l'humus du sol et pour des raisons semblables. De quelles présences vivantes peut donc se nourrir une personne qui, au volant de sa voiture pendant une heure chaque jour, ne voit que des véhicules autour d'elle et passe le reste de sa journée dans un espace réduit, fonctionnel, les yeux fixés sur des colonnes de chiffres. Si cette personne consacre par la suite ses loisirs aux écrans du téléviseur ou de l'ordinateur, quelle sorte de vie circulera en elle ? Elle ne vivra plus bientôt, elle ne pourra que fonctionner.

Déjà au début de la décennie mil neuf cent cinquante, le psychiatre Claude Allard notait l'apparition de la machine dans les rêves et les délires des enfants, ce qui l'a incité à lancer, dans un ouvrage intitulé L'enfant machine, l'idée du complexe d'Héphaïstos, Héphaïstos étant le dieu forgeron. Mécanicien.1

Nous ne vivons plus, nous fonctionnons à l'aide de boissons énergétiques, de pilules et de prothèses.
Voici un athlète, un coureur plus précisément, dans un moment heureux de sa jeunesse, alors qu'il courait pour son plaisir sur une plage déserte. Ce jeune homme c'était le britannique Roger Bannister, celui qui, en 1954, a pour la première fois couru le mile en moins de quatre minutes. Écoutons-le: « J'étais saisi par la qualité de l'air et la beauté des nuages, par une espèce de perfection mystique: dans ce moment suprême, je vivais une joie intense. J'étais épouvanté et effrayé par l'excitation immense que ces quelques pas avaient pu causer. [...] La terre semblait presque bouger avec moi. Je courais désormais et un rythme frais envahissait mon corps. N'étant plus conscient de mes mouvements, je découvrais une nouvelle union avec la nature. J'avais trouvé une nouvelle source de pouvoir et de beauté, une source dont je n'aurais jamais pu rêver l'existence.'»1

Bannister était un coureur naturel comme Abebe Bikila, l'éthiopien aux pieds nus qui fit sensation aux Jeux olympiques de Rome en 1960. L'un et l'autre vivaient encore, même dans la plus dure des compétitions. Peu à peu ces athlètes ont été remplacés par des êtres qui fonctionnent plus qu'ils ne vivent, qui fonctionnent sous la supervision d'une équipe d'experts. On sait que les skieurs olympiques ont désormais des ordinateurs à la pointe de leurs skis. Si bien que le Wall Street Journal a pu présenter les récents Jeux d'hiver de Vancouver, comme « les jeux de l'ingénierie ».

Vivre c'est répondre à l'appel de la vie: c'est courir vers la mer quand on l'aperçoit, c'est partir en promenade quand les oiseaux chantent, c'est se hâter vers son lieu de travail quand on y est attendu par des amis et une tâche qui a un sens, c'est caresser le chien qui bondit joyeusement vers vous, c'est cueillir le muguet et respirer son parfum, c'est dresser une table aux couleurs de la saison, c'est d’abord contempler. jusqu'à l'amour. Partout le même désir, partout le même attachement à son objet. Partout la même polarité!
Fonctionner, c'est substituer un objectif abstrait à l'appel de la vie, cet objectif pouvant être aussi bien une performance au travail obtenue au mépris des autres plaisirs de la vie; une performance sexuelle, séparée de tout érotisme et renforcée par une substance chimique, une prouesse sportive atteinte au prix de l'harmonie de l'organisme. Fonctionner, c'est aussi et dans le même esprit réduire la nourriture à sa dimension énergétique, l'habitation à son utilité, la santé à l'adaptation: être guéri c'est pouvoir fonctionner en société et au travail. Partout la même volonté qui se substitue au désir, partout le même acharnement dans la poursuite de l'objectif. Partout la préférence accordée à la causalité plutôt qu'à la polarité. Dans le fonctionnement, les objets sont transformés en moyens mis au service de la volonté dans la poursuite de ses objectifs. Dans la vie, ils redeviennent des présences, ils retrouvent leur dimension symbolique.

La motivation remplace l'inspiration
Nous sommes tous à même de le constater: dans les plus beaux quartiers de Paris comme dans le Vieux Québec, on peut marcher sans fin presque sans effort. Il faut par contre être puissamment motivé pour parcourir le même nombre de kilomètres en faisant le va et vient sur les machines de fitness dans le sous-sol de sa maison. Dans le premier cas, on est littéralement porté par une suite de sensations agréables et nourricières; chaque pas comporte en lui-même sa récompense, peu importe le but, et même en l'absence de tout but, on avance allègrement. Le désir suffit. Dans le second cas, il faut pour persévérer avoir l'espoir d'être inscrit au livre des records  et, à chaque pas, remplacer par un effort de volonté de plus en plus grand le plaisir qui se transforme peu à peu en supplice. J'appelle motivation – mot qui a été fortement marqué par le sens qu'on lui donne dans la psychologie behavioriste – la force qui m'incite à persévérer dans la direction d'un tel objectif qui m'enferme en moi-même. J'appelle inspiration la joie qui me porte d'un point de vie à un autre, d'une forme de beauté à une autre, vie et beauté étant ici indissociables. C'est l'admiration qui est à l'origine de ce mouvement, c'est la détermination qui rend l'autre possible et c'est pourquoi on peut facilement se brûler à la tâche dans ce cas. L'admiration produit une symbiose avec le réel qui renouvelle l'énergie au fur et à mesure qu'elle se dégrade ou s'épuise, tandis que lorsqu'on n'avance que par détermination on est obligé de prendre sur soi, comme le dit si bien le langage courant, jusqu'au burnout.

La vitesse est l'objectif
La vitesse est liée à l'efficacité et l'efficacité est le but de la technique; Le phénomène technique, dit Jacques Ellul, c'est la recherche en toute chose de la méthode absolument la plus efficace. Dans toutes les cultures qui adoptent la technique, précise Ellul, cette dernière occupe bientôt toute la place et elle engendre une mentalité technicienne qui imprègne tous les aspects de la vie y compris ceux où l'on s'attend le moins à la trouver: l'amour par exemple et la nourriture. À quoi bon rester longtemps à table quand on peut avaler les calories dont on a besoin en trois gorgées d'un liquide chimiquement protéiné ? Le viagra promet la même efficacité en amour.

Il en résulte une collision frontale entre la technique et la vie. La vie a ses rythmes immuables. Une grossesse dure neuf mois chez les humains, un oeuf de poule a besoin de vingt et un jours d'incubation, tel fruit n'atteint la maturité que trois mois après la floraison. Et il en est ainsi des phénomènes psychiques. Telle chanson, tel poème appris un jour par coeur mettront des années à atteindre la plénitude de leur sens.

Seule façon d'éviter la collision frontale: une ascèse telle qu'on empêche la mentalité technicienne de pénétrer dans le royaume de la vie. Le respect du dimanche pour les chrétiens devrait être au coeur de cette ascèse, de même que le jeûne médiatique.

1- Cité par Allen Guttmann, Du rituel au record, la nature des sports modernes, Paris, L'Harmattan, 2006, p 18.

Ce sont là des passages d'une conférence portant le même titre: Vivre ou fonctionner? Texte complet de la conférence.

 

2010-01-27 00:01:34

Les Jeux olympiques sont une célébration telle qu'on a le sentiment d'être un briseur de fête quand on en fait la critique, surtout quand la fête se termina, comme ce fut le cas en 2006 à Turin, par une prouesse du maire tétraplégique de la ville qui accueillerait les prochains jeux, ceux de 2010: Vancouver. Il est clair aussi que le sport, et les Jeux olympiques favorisent le sentiment d'appartenance. Le témoignage personnel de Sam Sullivan sur ce point est tout aussi éloquent que sa prouesse de Turin.

  Harmonie et puissance

  L'Apollon du Belvédère

  Michael Phelps

Les Jeux olympiques sont une célébration telle qu'on a le sentiment d'être un briseur de fête quand on en fait la critique, surtout quand la fête se termina, comme ce fut le cas en 2006 à Turin, par une prouesse du maire tétraplégique de la ville qui accueillerait les prochains jeux, ceux de 2010: Vancouver. Il est clair aussi que le sport, et les Jeux olympiques favorisent le sentiment d'appartenance. Le témoignage personnel de Sam Sullivan sur ce point est tout aussi éloquent que sa prouesse de Turin.

Il est tout aussi évident cependant que le sentiment d'appartenance peut prendre la forme du fanatisme: ce fut le cas à Berlin en 1936. Le sport olympique servit alors d'instrument à des visées totalitaires. On lui a souvent reproché aussi, à Atlanta notamment, d'être asservi à des visées commerciales. Il faut faire l'hypothèse que les Jeux ne satisfont adéquatement le sentiment d'appartenance qu'à certaines conditions. Quelles sont ces conditions? Seul l'esprit critique peut nous permettre de bien les circonscrire.

Qui songerait à reprocher aux commentateurs des Jeux olympiques de mettre trop l'accent sur les efforts personnels que les athlètes ont dû faire pour devenir des champions? Le poète Pindare au début des Jeux de l'antiquité s'émerveillait plutôt devant les dons faits par la nature aux meilleurs athlètes. Soulignons au passage que ce sont des poètes comme Pindare qui jouaient dans l'antiquité le rôle de nos commentateurs statisticiens.

Le philosophe américain Michael Sandel a pourtant formulé une telle critique, dans un article maintes fois commenté : The case against perfection, Un plaidoyer contre la perfection. Cet article, paru dans The Atlantic en 2004, conserve toute sa pertinence. Le titre surprend au premier abord, car comment peut-on s'opposer à la perfection? On ne peut en effet qu'admirer la perfection si elle se confond avec l'amour. On l'admire encore si elle prend la forme de la beauté intérieure (bonté) se manifestant à travers la beauté extérieure. C'est l'idéal grec de la kalokagathia, de kalos beau et agathos, bon. Mais pour peu que la bonté s'éloigne de l'amour dans cette synthèse, on risque, au nom d'un tel idéal, de devenir dur à l'endroit des êtres les moins harmonieux, à l'instar d'Ulysse qui, dans l'Illiade malmène le bossu Thersite.

On reste dans l'ordre de l'être quand on associe la perfection à l'amour et à la beauté, mais le plus souvent, on réduit la perfection au faire, on l'associe non pas à la personne elle-même mais à certains de ses actes, lesquels sont comparés à d'autres actes et aux records dans le cadre, par exemple, des Jeux olympiques. C'est le mot performance qu'il faudrait alors employer, mot apparu au XIXe siècle en Angleterre dans le monde des sports équestres.

Dans les faits, c'est la performance qui devient la valeur absolue à laquelle on subordonne et sacrifie tout le reste. Non seulement prend-on le risque de développer démesurément certains muscles, ce qui détruit l'harmonie du corps, mais encore on ne s'intéresse à l'être, à la vie intérieure que comme moyen d'accroître la concentration et la détermination. Ainsi le corps et l'âme elle-même deviennent des instruments au service de la seule faculté demeurant importante dans l'être humain: la volonté de gagner. À noter que le plaisir concret lié au libre exercice, qui est l'essence du jeu et du sport, passe au second plan par rapport à l'étrange plaisir abstrait lié au fait d'abattre un record.

On aura compris que cette hiérarchie des valeurs est la réplique exacte de celle qui prévaut dans une vision du monde où la nature, dans son ensemble, est subordonnée et sacrifiée à l'objet de croissance du PIB. Dans ce contexte, le recours à des procédés artificiels pour accroître la performance de l'être humain va de soi. C'est ainsi que l'homme augmenté est apparu. Augmenté, et non amélioré! Nous traduisons le verbe anglais to enhance par augmenter.

En raison des progrès accomplis dans les sciences et les techniques de la vie, chacun a l'embarras du choix des moyens artificiels pour augmenter tantôt sa mémoire, tantôt son endurance, tantôt sa puissance sexuelle. Et le contexte est tel que les raisons de le faire paraissent plus nombreuses et plus fortes que celles de ne pas le faire. C'est une question de choix individuel. Or tout le monde sait que le choix individuel est un absolu dans les démocraties libérales. Le faible dans ces conditions risque d'apparaître comme étant celui qui n'a pas fait le choix de devenir fort au moment où ce choix lui était offert.

Il faut craindre qu'il n'y ait de moins en moins de compassion et donc d'appartenance profonde, dans la mesure où l'on aura de plus en plus de raisons de penser que la faiblesse est la conséquence de la non augmentation de l'homme plutôt qu'un don de la nature. Dans un monde où les hormones de croissance seront à la portée de tous, on aura tendance à être plus sévère pour les personnes de petite taille. Ce n'est pas la nature qui apparaîtra comme la cause de cet état, mais une négligence de la personne en cause ou de ses parents. L'importance démesurée qu'on attachera alors au mérite personnel ne pourra que refroidir et durcir les rapports humains. L'humanité ressemblera à une équipe de ballon-panier. On reprochera d'autant plus aux joueurs de petite taille d'affaiblir l'équipe que l'on aura plus de raisons de penser qu'ils sont dans cet état par leur faute. Ou pire encore, on regardera avec suspicion les parents d'un enfant handicapé! On leur reprochera de ne pas avoir fait le nécessaire pour éviter ce problème par un avortement préventif.

C'est l'une des craintes de Michael Sandel. Il lui oppose une philosophie du don: considérer que l'être non désiré est un don de la nature aussi précieux que l'être désiré, considérer également que quelles que soient nos performances actuelles, ce qui nous a été donné au départ est plus déterminant que notre mérite personnel.

« Mais après tout, écrit Sandel, pourquoi les bien nantis génétiques devraient-ils quelque chose aux plus fragiles de la société ? La réponse repose essentiellement sur la notion de la gratuité des dons. Les talents naturels dont jouissent les gagnants ne relèvent pas d’eux mais d’un heureux hasard; ils sont le résultat du jeu de loterie génétique. Si ces bonnes dispositions génétiques sont des dons, plutôt que des perfectionnements dont nous pourrions nous attribuer tout le crédit, c’est une erreur et un mensonge de croire qu’ils nous donnent pleinement le droit d’en tirer tous les fruits bienfaisants dans une économie de marché. Nous avons une obligation de partager cette richesse avec ceux qui, sans qu’il y ait faute de leur part, sont dénués de talents comparables.»

Il est clair que les Jeux olympiques dans leur forme actuelle renforcent la méritocratie et sont un facteur de déshumanisation. Le respect intégral de l'amateurisme serait la première condition à remplir pour redresser la situation. La seconde condition serait le rétablissement de la perfection humaine comme fin à la place de la performance . Bien peu de gens prendront ces conditions au sérieux, tant elles paraîtront utopiques. Mais ceux qui estiment le statu quo satisfaisant devront répondre à la question suivante: Comment croyez-vous que nous pourrons redresser l'ensemble de nos rapports avec la nature, réapprendre à apprécier et à respecter ses dons, en assurer la pérennité, si nous n'opérons pas cette conversion d'abord dans le domaine du sport, qui est aussi celui de la gratuité? Conclusion de Sandel: « Renoncerons-nous à notre vision de la vie comme don gratuit pour en être réduit à n'affirmer ou à ne posséder rien d’autre que notre volonté propre? »


Les qualités des hommes, surtout lorsqu'elles sont éminentes, ne sauraient s'expliquer par une origine humaine : " C'est de toi, Zeus, que viennent aux mortels leurs grandes excellences" , ''et la sagesse des meilleurs est de porter plus bellement que les autres " la puissance que le dieu leur donne.".(σοφοὶ δέ τοι κάλλιον φέροντι καὶ τὰν θεόσδοτον δύναμιν)(Pyth., V, 13)
Ces qualités mêmes .ne sont opérantes que si les dieux s'en mêlent et ils ne les rendent telles que par l'octroi des µaxavai: " Des dieux en effet vient toute l'efficace de ce à quoi excellent les hommes, qu'ils soient talentueux, forts de bras ou bien-disants." » (Pyth. I, 41-42) 1

 

 

Jacques Dufresne est éditeur de L'Encyclopédie de L'Agora. Fondateur de la revue Critère, chroniqueur à La Presse et au Devoir pendant de nombreuses années, il a organisé des colloques et des débats qui ont laissé leur empreinte sur la société québécoise. [Suite...]

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Commentaires

2010-04-19 10:46:58
Katia Bellisle
2010-04-19 05:28:31
Danielle Fisch
2010-04-12 07:54:47
annie grandmont
2010-04-06 13:16:27
Benoît Lemaire
2010-04-05 17:32:16
Eric Volant
2010-04-05 15:59:04
J-P Proulx
2010-04-04 17:41:23
Christian Duclos
2010-03-24 07:24:53