Les rideaux de la petite chambre avec vue sur le stationnement étaient tirés, et l'air confiné de la maison de retraite me coupa la respiration lorsque j'entrai. Je jetai un coup d'oeil sur le bric-à-brac dont Martha a décidé de s'entourer dans cet endroit qui est assurément sa dernière demeure. Je me dis que la perte de ses yeux est peut-être une bénédiction. Au moins, elle ne peut voir à quel point les restes de ses logements passés sont fanés, fades et sans vie dans cette lumière.
Mes yeux se déplacent vers Martha, assise dans sa chaise. À 86 ans, elle est devenue frêle et fragile. L'arthrite qu'elle a combattue pendant un demi siècle a maintenant complètement immobilisé son corps, imprimant les cercles profonds et foncés de la douleur sous ses yeux. Assise immobile dans sa chaise, elle a une masse de cheveux blancs coupés courts et peignés vers l'arrière, avec un pouf à l'avant, dans le style plaqué des années 1950. Pour compléter le tableau, elle porte des verres fumés qui lui font le tour de la tête et qui ont été apportés par quelqu'un qui voulait réduire au minimum les ombres chuchotantes qui la hantent.
En me penchant pour l'embrasser, je lui dis : «Eh bien Maria, vous avez l'air cool avec vos verres fumés et vos cheveux huilés !» Martha répondit avec la modulation profonde de l'accent du Lancashire : «Ah oui ! Les aides disent que je ressemble à Elvis. Je leur ai répondu qu'il y a une seule différence entre Elvis et moi.» — «Et laquelle est-ce, Martha?» — «Je ne suis pas encore morte.»
Naturellement, je ris. Dans mon cœur, je me dis toutefois que Martha a raison de rappeler au monde qu'elle n'est pas encore morte. Dans une société obsédée par les biens matériels, la vitesse et la productivité, il peut sembler inutile que Martha continue à vivre. La conception courante est que Martha est une vieille femme infirme, aveugle et malheureuse. Certains pensent même qu'il vaudrait mieux pour elle être morte. Et Martha elle-même, maintenant logée dans le dernier endroit où elle aurait voulu être, partage parfois cette opinion. Mais qu’en est-il du monde qu’elle laissera derrière elle? Sera-ce un monde meilleur? Je ne le pense pas. Lorsqu'elle partira, Martha emportera avec elle une force invisible mais puissante, celle de la compassion qu'on a éprouvée pour elle. Elle l'ignore sans doute, mais elle a été une ressource de premier plan pour établir dans sa ville les bases du souci des voisins. Ses faiblesses, sa vulnérabilité et son obstination ont été des catalyseurs qui ont permis à la bonté de fleurir autour d’elle et à son voisinage de renaître.
C'est ainsi que ce qui est le moins valorisé au sujet de Martha a permis de faire surgir ce qui en général a le plus de valeur. Avant d'entrer dans la maison de repos, Martha vivait seule dans sa maison à deux étages. Elle se déplaçait péniblement avec sa marchette, entre sa chambre et la cuisine. Elle ne sortait jamais à cause des escaliers, à moins qu'on ne vienne la chercher en ambulance, ce qui arrivait de temps en temps.
Il était évident que Martha devait déménager. La situation devenait critique. Tous les membres de sa famille, qui vivaient au loin, étaient d'accord, de même que ses voisins et son médecin et son banquier (qui devaient faire des visites à domicile). Tout le monde considérait qu'elle devait déménager, mais Martha était d'un autre avis, et son obstination légendaire prit des proportions immenses. Si l’on avait tenu compte de ses manières souvent dépourvues de tact et son manque de gratitude pour les services qu'on lui rendait, il aurait été compréhensible que les voisins décident de rester chez eux. Ils auraient pu se laver les mains de son cas. Après tout, aucune de ces personnes n'avait de parenté avec Martha ni n'entretenait avec elle des rapports professionnels.
Et pourtant, les voisins ne l'ont pas laissée à son sort. Au contraire, ils lui apportèrent des livres et des sucreries. Ils s'assuraient que personne ne rôdait autour de sa maison. Ils lui apportaient de la dinde et des gâteries lors des vacances, même si elle soutenait que jadis, elle savait mieux qu’eux rôtir la dinde. Après un moment, ils se sont mis à organiser des rencontres chez Martha, puisqu'elle ne pouvait les visiter elle-même, ce qui leur a permis de mieux se connaître. Dorénavant, lorsqu'ils se rencontraient en ville ou sur la rue, ils avaient toujours quelque chose à se dire, une histoire à raconter au sujet de Martha, un rire à partager en racontant une de ses plaisanteries, ou une inquiétude à exprimer au sujet de sa santé. Tout en maudissant sa nature obstinée et exigeante, ils ne manquaient jamais de louer son esprit et de reconnaître qu'elle les avait inspirés par la détermination avec laquelle elle affrontait les difficultés que la vie lui avait réservées. À mesure que les défis qu’elle devait surmonter augmentaient, de même s’accroissait la cohésion de son voisinage.
Avec les années, elle finit pourtant par devoir renoncer au rêve de vivre pour toujours de façon autonome. Une de ses voisines fit la remarque qu’elle était à la fois très soulagée mais également triste de voir partir Martha : «Vous comprenez, c’est elle qui constitue le voisinage.»
C'est autour de Martha que la rue s'est transformée en voisinage. En raison des besoins de Martha, ses voisins ont été amenés à se montrer patients et inventifs. En raison de son esprit revêche, à se montrer hospitaliers et aimables. Son humour leur a rappelé l’une des formes de la résilience humaine. Son obstination leur a permis d'entrer chez elle et de connaître la vie des autres.
Il me semble que nous avons besoin de personnes comme Martha, de gens qui peuvent être revêches, souvent dans le besoin et en apparence difficiles à aimer. Ils sont comme des alchimistes réveillant une force souvent dormante en nous, celle de la compassion. À une époque obscurcie par la violence, le matérialisme et la destruction de l'environnement, cette contribution est une lumière sur le chemin de la reconquête de notre humanité.
Depuis son entrée à la maison de retraite, Martha a refusé de quitter sa chambre pour prendre ses repas avec les autres. La raison n'est un secret ou une surprise pour quiconque sera prêt à l'écouter: la nourriture ne lui plaît pas! Ses anciens voisins ont naturellement continué leurs visites. En peu de temps, ils mirent sur pied un système de rotation de visites pour les repas, de telle sorte que Martha a maintenant pris du poids. Quant à Martha, elle n’est pas consciente du savoir qu’elle a engendré chez les autres et pour cause : elle est trop occupée à constituer le voisinage!
Martha est une alchimiste moderne. Elle transforme les espaces glacials qui existent souvent entre les personnes en chemins dorés de chaleur et d'affection. Quand nous entrons en rapport avec elle ou d'autres personnes comme elle, qui vivent en marge de la société, elles nous apprennent à voir les choses différemment, à ouvrir nos coeurs et à donner libre cours à nos impulsions hospitalières. Dans chaque communauté ou voisinage, il y a des gens comme Martha, qui attendant pour exercer leur magie, pour apporter leurs contributions, pour nous aider à nous rappeler qui nous sommes vraiment. Tout ce que nous avons à faire pour jouir de leurs dons est de les rencontrer.
Notre solitude croissante, cette perte de contact avec les proches est l’un des enjeux de l'époque. Les rapports de compassion sont au coeur de tout ce qui est sain et humain. Comme les jeunes enfants séparés de leur mère, les gens dépérissent et se meurent faute de soutien affectif. Car l'appartenance à l'espèce humaine nous rend interdépendants. La qualité de nos rapports est essentielle à notre bien-être physique, émotif et spirituel, à l’harmonie de notre vie familiale, à la sécurité de nos communautés et au rayonnement de nos sociétés.
On peut même soutenir que nos relations les uns avec les autres se trouvent également au cœur de la survie de la planète. La communication humaine nous rappelle que nous sommes un maillon dans la chaîne de la vie sur terre. Nous sommes responsables les uns des autres aussi bien que de nous-mêmes. Notre héritage final, individuel aussi bien que collectif, sera constitué de ceux que nous avons aimés et de ceux qui nous ont aimés.