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Points de vue

L'Ange de pierre: du défi à l'abandon

Hélène Laberge

 

Dans l'Ange de pierre, de Margaret Laurence, le personnage principal est une femme de 90 ans, Hagard, qui, en dépit de tout ce qui conspire à l'isoler refuse de renoncer à vivre et parvient, contre toute attente, à retablir des liens brisés. Plusieurs commentateurs ont vu en elle un cas pathologique. Hélène Laberge voit plutôt en elle un être libre, possédant un sens métaphysique authentique, qui trouvera la paix dans l'abandon.

Hagar, l'héroïne de ce roman,1 a 90 ans. Âge arbitraire, pour elle d'abord: “ ... qui me comprendra même si je m'exténue à parler? J'ai plus de quatre‑vingt‑dix ans et ce chiffre me semble arbitraire, impossible”. Pour nous plus encore. Margaret Laurence a choisi le temps comme catalyseur du drame de Hagar, le temps “qui s'est replié comme un éventail”.

Vieille, en proie à son “corps léthargique, contraint et perdu”, Hagar est devenue un poids que son fils Marvin et sa bru Doris, avec qui elle vit depuis tant d'années, ne sont plus capables de porter. Le roman s'amorce autour de la décision prise par eux de placer la vieille femme dans une maison de repos. Cette perspective représente pour Hagar la rupture définitive et irréparable d'avec son milieu, d'avec la vie, d'avec elle‑même. C'est la mort, seul événement encore possible: “Si vous m'envoyez là, vous signez mon arrêt de mort ... Je ne survivrai pas un mois, pas une semaine, je vous le dis.” Confrontation intolérable qu'Hagar ne tolérera pas. Elle s'enfuit, nous la retrouverons.

Mais qui est Hagar? Une lourde vieille femme, égoïste, exigeante, coléreuse, critique impitoyable de son entourage, qui a des pertes de mémoire et des démissions physiques dont elle n'est pas consciente? “L'ange de pierre aveugle” qui veille sur la tombe des ancêtres de la vieille femme, “montrant le ciel alors qu'il n'en peut rien voir”? Un être de chair et d'os cherchant à “percer ce miroir menteur pour trouver derrière une image plus vraie mais infiniment plus lointaine”?

Margaret Laurence disait, en parlant de l'extraordinaire perception qu'elle a eue du peuple somali,2 que “ce n'était pas une question d'intelligence mais une façon de voir l'essentiel de la vie avec des yeux nouveaux”. Voilà son originalité: nous livrer tout au long de son roman les deux Hagar: l'image extérieure, le personnage tel qu'il est perçu par l'entourage et tel qu'il est perçu par lui‑même, car Hagar ne cesse pas d'être consciente de l'image qu'elle donne d'elle‑même, et l'être intérieur, inconnu, méconnu, plus cohérent que ses actes, Ariane secrète qui tient le fil conducteur de ses apparentes dispersions. L'auteur nous fait passer de l'une à l'autre Hagar grâce à un va‑et‑vient incessant entre le passé et le présent liés et reliés l'un à l'autre par les perceptions intimes de la vieille femme. La description que Margaret Laurence fait de Hagar est par conséquent une description organique. Hagar est un organisme vivant: sa personnalité, sa relation avec son milieu actuel, ses liens avec son passé sont parfaitement plausibles et cohérents.3 Margaret Laurence éclaire constamment les faits extérieurs constitutifs de la vie de Hagar par les intuitions qu'elle lui attribue.

Hagar est forte, elle est née forte. Son réflexe à l'égard de sa mère, qu'elle n'a pas connue mais qu'on lui a représentée comme faible, est un réflexe de mépris: cette femme était d'“une fragilité qu'elle ne pouvait que détester même si une part d'elle essayait de comprendre”. Elle “s'interrogeait sur la faiblesse de sa mère et sur sa terrible force” à elle. L'auteur montre bien que cette force lui vient génétiquement de son père avec qui elle n'a pu avoir d'ailleurs qu'une relation d'opposition dès sa plus tendre enfance; au point qu'elle finira par se marier, par défi, avec le premier homme qui lui fera la cour et qui se trouve être un rude et pauvre fermier, Bram Shipley.4

Les lecteurs férus de psychanalyse s'amuseront à interpréter les comportements de Hagar à travers les grilles freudiennes traditionnelles. Ils trouveront toute la nourriture nécessaire, car Margaret Laurence a une connaissance intime des règles de la psychologie moderne. Mais elle va au‑delà;' comme la vie elle‑même dont les paradoxes déjouent les apparents conditionnements des êtres; ou comme la métaphysique. Car il y a dans Hagar une dimension métaphysique et c'est cette dimension qui éclairera tout son drame.

Hagar donc a une solide identité. Elle a eu de Bram deux fils: Marvin (qu'elle a immédiatement rejeté, mais avec qui le destin la liera jusqu'à sa mort) puis John, à qui elle s'attachera avec passion et qui lui sera arraché par la mort. Mais avant qu'il ne meure, elle aura l'audace de fuir la condition pénible où l'a jetée son mariage, précisément avec ce fils bien‑aimé devenu adolescent. Resté seul, Bram sombrera définitivement dans l'alcool et mourra sans reconnaître Hagar venue tardivement à son chevet. Hagar la forte ne le pleurera pas. Elle ne versera pas de larmes non plus lorsqu'un absurde accident lui arrachera son fils. “Oui le soir où mon fils mourut, je fus transformée en pierre et jamais plus je ne versai une larme.” Dans sa vieillesse, elle trouvera étrange d'être restée sans larmes “quand ses hommes sont morts, alors qu'elle possède maintenant ces deux sources reliées qui sourdent à propos de choses aussi ordinaires que la gentillesse” d'un inconnu.

L'orientation que nous avons donnée à cet article exclut que nous nous attardions sur tous les événements qui composent la trame si riche et si diverse de la vie de Hagar. Le roman mérite d'être lu. Ce qui nous frappe, ce sont les questions que Hagar, si près de passer de l'autre côté des choses. se pose et pose à son destin. Hagar est préoccupée par l'indifférence de Dieu. Elle se met en colère contre Dieu, qui nous donne les yeux, “mais ne nous donne pas la vue des choses”. Elle s'inquiète de ce que ses prières n'ont jamais été exaucées. “Si Dieu est une devinette ou un code secret, ça ne vaut pas la peine de s'en soucier ... ” Elle parle du “terrible rire de Dieu”, évocation du texte biblique où il est dit que Dieu se rit du malheur des hommes. Ce Dieu “qui ne s'excuse jamais de rien”, c'est seulement à la fin de sa vie qu'elle pourra enfin, non pas l'implorer, mais lui demander de la bénir: “Bénissez‑moi ou non, Seigneur, comme cela vous plaira, car je ne vous supplierai pas”.5 Peut‑on supposer une prière autre que celle‑là? Hagar prie comme elle est, comme elle fut. L'auteur ne fait aucune concession au salut extérieur magique. Si on est sauvé, on l'est d'abord de soi‑même.

Mais nous y reviendrons. Il est trop tentant de s'attarder à la conception que Hagar a du mariage et de l'amour. Pourquoi? Parce que Margaret Laurence nous livre des réflexions, il serait plus juste de dire des constatations, qui relèvent d'une observation aiguë, férocement lucide et réaliste de la vie. Ainsi, Hagar entend cette conversation entre son fils John et la fiancée de ce dernier:

- Je voudrais vraiment avoir un enfant de toi ...
- Nous sommes pauvres. Tu le sais?
- Si je ne t'aimais pas, je n'en voudrais pas. C'est seulement parce que je t'aime.
- Je sais. Avec les femmes, c'est toujours la même chanson; c'est parce qu'elles aiment. Je suppose que c'est vrai, mais mon Dieu que c'est tenace!

Pourtant, direz‑vous, il est clairement dit que ce désir de se perpétuer est dicté par l'amour. Mais il y a un autre passage qui éclaire celui‑là de façon singulière. Quelqu'un (dont nous reparlerons) raconte à Hagar sa passion folle pour une femme. “J'étais fou d'elle”, dit‑il. Et il décrit leurs ébats amoureux plus doux que la vision des anges. Réponse de Hagar:

‑ Vous appelez ça de l'amour?
- Madame, si ce n'était pas de l'amour, qu'est‑ce que c'était?
‑ Je ne sais pas. Je suis sûre que je ne sais pas.

Même regard sceptique sur le mariage que Hagar voit comme un “flot de bagarres” sous lesquelles les vingt‑quatre ans de vie commune se sont effrités. “Et, ajoute‑t‑elle, la farce de l'histoire, c'est que nous nous étions épousés pour cela même que nous ne pouvions plus endurer chez l'autre, lui pour mes bonnes manières, et mon bon langage, moi pour sa façon de s'en moquer.”

Pour Hagar, le mariage et ce qu'on appelle l'amour sont, d'une part, des manifestations de l'instinct de se perpétuer et, d'autre part, une longue et corrosive opposition, une absence totale de communication. Il y a un passage déchirant où Bram, ayant perdu un cheval qu'il aimait, Hagar en éprouve de la pitié qu'elle ne peut exprimer que maladroitement. La surprise de Bram devant cette manifestation de tendresse nous révèle la profondeur du fossé qui les sépare.

Devenue vieille, Hagar, juste retour des choses, souffrira de son incapacité à communiquer. Privée de l'appui de sa force, de son corps vigoureux et qui se suffisait à lui‑même, réduite aux infirmités les plus hideuses de la vieillesse, elle poussera des cris de désespoir:

Les vieillards, comme les enfants, ne jouissent d'aucune intimité et l'on voit, parfois, le très jeune et le très vieux échanger un regard rusé, entendu. pour ceux qui sont à la fleur de l'âge, comme ils disent, ni les uns ni les autres ne sont de véritables êtres humains.

Ah! je ne changerai jamais, je ne me corrigerai jamais. Je continue de parler de la même façon, toujours, et la même susceptibilité s'écorche en moi à la moindre provocation.

Voilà Hagar, l'indomptable Hagar, emmurée dans sa force comme dans une statue que rien ne semble pouvoir briser. Elle mourra, soutient William H. New, dans l'introduction à l'édition anglaise de 1968 “undefeated by life”. Il m'apparaît au contraire que ce qui est au coeur même du roman, au coeur de Hagar, et qui la fait si humaine et si proche, c'est le miracle par lequel elle passe du défi,6 qui a été la trame de toute sa vie, à l'abandon grâce auquel sa mort est une victoire de l'esprit sur les constructions friables de la force.

Il est temps que nous revenions à ce que nous avons appelé la dimension métaphysique du roman. Lorsque Hagar apprend qu'elle sera placée dans un centre de repos, elle s'enfuit au bord de la mer et se réfugie dans une conserverie de poissons désaffectée. Le miracle de sa libération lui sera donné sous la forme d'un étranger venu dans cette même conserverie demander à Bacchus l'oubli de son malheur. Cet homme a perdu son unique enfant dans des circonstances tragiques. Il s'établit entre cette vieille femme poussée par les circonstances et par la vieillesse dans ses ultimes retranchements et cet homme encore jeune, arraché à l'avenir par la mort de son enfant, un lien grâce auquel Hagar est enfin emportée hors d'elle‑même vers une autre dimension, celle de la pitié; pitié pour le malheureux souffrant du même mal mais, surtout, pitié pour elle‑même, source de toute pitié pour autrui.

Hagar, nous l'avons vu, n'a jamais pleuré la mort de ses deux hommes, celle de son fils en particulier. Et pourtant c'est sur cette mort que se concentre maintenant le destin de Hagar. Car John est sans doute mort à cause d'elle, des excès de sa sollicitude, à cause de ce qu'elle appelle, toujours lucide, “ l'instinct de se mêler des affaires des autres”; instinct qui est l'envers, comme tant de sentiments, de ce désir qu'on a de rendre les êtres aimés “heureux malgré la saison”.

Au contact de l'homme qui a connu le même malheur, Hagar revit tout son drame. Et c'est en lui parlant qu'elle est libérée du poids de sa propre force, elle qui a découvert la douleur avant lui. Les pleurs qu'elle est désormais capable de verser, les verse‑t‑elle uniquement sur la mort de son fils?

Je pleure, il me semble. En portant la main à mon visage, j'y trouve comme un glacis de larmes... il y a un homme, ici, avec qui j'ai parlé, avec qui j'ai bu du vin. Je n'avais pas l'intention de lui en dire autant. Je ne regrette pas de m'être confiée à lui, pas du tout et ça c'est extraordinaire. ... Je soupire de contentement.. j'irais même jusqu'à demander pardon à Dieu, en ce moment, pour avoir douté de Lui de temps en temps.

Hagar maintenant peut mourir. Mais il lui restera à supporter une longue maladie consécutive à sa désertion et à la froide nuit passée au bord de la mer. Peu importe. Hagar est libre. Le jugement qu'elle porte sur elle‑même le prouve: “Ma folie c'était ma fierté et le démon qui m'a conduite là, la peur... (Je n'étais) jamais libre, car mes chaînes étaient en moi, elles entravaient tout ce qui m'approchait.”

Elle est capable, avant de mourir, d'un mensonge suprême dicté par l'amour: rassurer Marvin, qui est à son chevet, sur ses sentiments à son égard, pousser le souci de le rendre heureux jusqu'à lui avouer, en dépit de sa passion toujours intacte pour John, qu'elle le préfère au mort. Il lui reste maintenant à mourir, réconciliée avec elle‑même, sinon avec la “douleur qui enfle et la remplit, comme une chair molle qui serait restée sous l'eau”. Dans l'éternité où l'ange aveugle ouvrira bientôt ses yeux, retrouvera‑t‑il ses morts? “Les morts ne gardent pas rancune, ils ne demandent pas, non plus, notre bénédiction, les morts ne sont pas tourmentés. Seuls les vivants le sont.”


Notes :

1 Margaret Laurence, The Stone Angel, 1964; traduit par Mme Claire Martin, grâce à une subvention du Conseil des Arts en 1976, et publié sous le titre L'Ange de pierre dans la Collection des Deux Solitudes, au Cercle du Livre de France.
2 Cf. le livre. de M. Laurence sur la littérature orale du peuple somali intitulé: The Prophet's Camel Bell.
3 “Dans un roman ... on aimerait communiquer un sentiment d'immédiateté de chair et de sang ... tout le manque d'à‑propos, et le paradoxe de la vie elle‑même”, écrit Margaret Laurence à ce sujet. Cf. Clara Thomas, Margaret Laurence, p. 10.
4 Notons que Margaret Laurence est native du Manitoba et que le roman se déroule dans les provinces de l'Ouest, que le père de Hagar est un émigré, devenu un riche commerçant et un riche propriétaire. Mais même si Hagar peut aussi être perçue comme un type de “colonisée”,
Margaret Laurence ne souhaite pas mettre l'accent sur ce. trait au détriment du reste. Hagar est d'abord un être universel, type rare dans la littérature canadienne.
5 Seul passage du livre souligné par l'auteur, d'où son importance.
6 La devise de sa famille est “Je combats qui ose”.


 

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