« Ce matin, les policiers de la petite ville de X ont été appelés d’urgence pour constater la mort d’un homme âgé de 75 ans. Il s’agit vraisemblablement d’un suicide.»
Comment reconstituer l’histoire unique, personnelle, derrière ce froid constat du journal? Voici un moment de la vie d’un homme qui, atteint d’une douloureuse maladie dégénérative (peu importe l’étiquette de cette maladie), avait le courage de vivre seul dans un appartement à proximité de voisins avec qui il avait des rapports occasionnels pendant la saison morte, et presque quotidiens durant la belle saison. Pourquoi a-t-il soudain choisi de mourir? La mort tragique d’un proche agit comme un révélateur : elle fait remonter à la mémoire les paroles et les images par lesquelles cette mort peut s’expliquer. Le tissu d’événements qui constituent la vie d’un homme jour après jour prend tout à coup son sens à travers la mise en commun des observations de son entourage. Cet homme parlait peu et c’est seulement après sa mort que les voisins, en mettant bout à bout leurs conversations et leurs observations, ont pu reconstituer, autant que faire se peut, ses derniers jours.
Nous avons choisi de raconter cette histoire, non pas pour alimenter un débat social sur la grave question du suicide mais parce qu’elle illustre les conséquences imprévisibles mais bien réelles de la rupture progressive des liens d'appartenance, en apparence banals, à une petite communauté et qui sont pourtant le fondement de la vie.
Les noms des acteurs sont évidemment fictifs.
Le cadre : dans une petite ville du Québec, dans un quartier bien abrité par des arbres, une charmante maison tout en bois comme on les construisait au début du siècle. Cette maison est composée d’un corps principal et d’un logement. À l’arrière, une grande cour ombragée par un immense saule pleureur. Dans la maison centrale résident les propriétaires, les Labonté; ils louent depuis plusieurs mois le logement à un vieux monsieur (que nous appellerons M. Raoul); il y vit seul, il paie régulièrement son loyer, reçoit peu de visites et communique brièvement à l’occasion avec ses voisins.
Ces derniers le voient faire ses courses en voiture ou marcher à petits pas hésitants sur le trottoir. Ils observent qu’il ramène parfois une jeune femme dans son logement. Et comme dans une petite ville tout se sait, ils apprennent très vite que leur locataire est atteint de la même maladie incurable que cette jeune femme, qu’il lui rend de multiples services en la véhiculant à l’hôpital ou au centre commercial. Les L. sont discrets et pensent que ces relations ne les regardent pas. Ils observent toutefois après quelque temps qu’elle semble avoir disparu de la vie de M. Raoul qui a cessé de la ramener chez lui. Ils apprendront que la famille de la jeune femme s’est opposée à cette liaison…
Mais dès qu’éclate le printemps et que s’installe l’été, M. Raoul devient plus sociable, il fait volontiers la conversation avec les Labonté lorsqu’il les croise à l’extérieur. Il leur fait petit à petit des confidences ou plus exactement, leur donne des bribes de renseignements. Ils apprennent au fil des jours qu’il est de plus en plus souffrant, qu’une infirmière du CLD vient lui faire des piqûres de calmants et qu’il a dû se résigner à faire une demande de placement dans un centre gériatrique, car il est de plus en plus souffrant et se voit devenir de plus en plus impotent. Un détail important qui frappe madame Labonté : Ce centre doit communiquer avec lui par téléphone, c’est un appel, lui avoue-t-il un jour en payant son loyer, qu’il n’a pas très envie de recevoir. Quelques jours plus tard, il l’avise qu’il a fait couper sa ligne téléphonique!
Le feu : Tous les samedis soirs jusqu’à l’automne, les L. prennent leur repas au jardin, autour d’un de ces foyers conçus pour la vie en plein air, qui pétille joyeusement en réchauffant et en éclairant la nuit qui tombe. La famille alors s’agrandit pendant plusieurs heures de la présence des enfants mariés qui vivent à proximité. Un repas de fête, un foyer chaud, des petits enfants qui jouent, rient, se disputent, des adultes qui discutent, c’est un point de vie irrésistible, et M. Raoul n’y résiste pas, il se joint au groupe qui l’accueille. Cette rencontre hebdomadaire prend manifestement une grande importance dans sa vie, il n’en manque jamais une. Mais comme il marche de plus en plus difficilement, pour quitter cette fête sans danger de tomber lorsque la nuit survient, il a installé un jeu de lumières de Noël le long de la rampe de l’escalier qui le conduit à son logement
Le temps passe. Un samedi de septembre, à la grande surprise de la famille et contrairement à ses habitudes précédentes, M. Raoul se montre nerveux; il parle beaucoup, il se lève, fait quelques pas hésitants, se rassoit. À la fin de la soirée, M. L. en l’accompagnant à son escalier s’aperçoit que le jeu de lumières a disparu. Il s’en étonne, M. Raoul lui dit qu’il voit mieux et qu’il n’en a plus besoin.
C’est le lendemain matin que les L. découvriront avec horreur qu’il a mis fin à ses jours.
M. Raoul avait-il eu une famille? Quel avait été son travail? Pourquoi vivait-il en solitaire? Il avait été marié, il avait eu des enfants, sa maladie résultait probablement d’un grave accident de travail. Mais ces événements qui semblent résumer une vie entière sont impuissants à révéler le fond secret de tout être et son rapport intime avec la vie. Quelle explication retenir? Il avait perdu le feu de ses amours et il allait perdre celui de ses voisins, des repères qui fondaient son sentiment d’appartenir encore à une communauté humaine, à la vie. Son corps malade lui-même bientôt ne lui appartiendrait plus…