Nous pourrions en effet chercher ici une explication d'ordre psychologique ou thérapeutique. Pourtant, la force tranquille qui émane d'Ingrid Bétancourt et, surtout, l'absence de toute aigreur ouvre en effet la porte à une explication d'un tout autre ordre. Voilà qui est remarquable et inhabituel. Ingrid Bétancourt aurait-elle compris durant sa longue captivité quelque chose qui nous échappe?
La torture, sous toutes ses formes, physique ou psychologique, vise à détruire toutes les formes de l'appartenance. Chaque objet, chaque lieu, chaque relation, la nature même, tout ce qui pouvait nous apparaÎtre encore familier ou sécurisant est détourné de son sens premier et devient menace à l'intégrité physique, psychologique et spirituelle. Systématiquement, le geôlier renverse le mouvement de la civilisation et procède à une déstructuration du prisonnier et de son monde. Telle a été sans doute l'expérience d'Ingrid Bétancourt, expérience qu'elle garde sous silence.
De retour en studio, la photo qu'Ingrid Bétancourt se refuse à regarder, a été prise, nous dit-elle, au pire moment de sa captivité. Quant à nous, spectateurs de la tragédie, nous avons à l'encontre de celle-ci, depuis longtemps perdu notre sensibilité au pouvoir de l'image. Sur cette photo, le geôlier a presque atteint son but. L'univers d'Ingrid Bétancourt ne s'étend plus que sur 2 mètres carrés dépassant à peine les limites de son propre corps. La fragilité totale, physique et psychologique y est représentée. Elaine Scarry dans son livre The Body in Pain qualifie cet état résultant de la terreur, de la violence et de l'isolation de "un-making of the world." Nous pourrions aussi parler de 'déshumanisation totale' ou de 'perversion des liens d'appartenance'.
Il y a dans ce site une très belle métaphore sur La mer et la vie. Elle souligne que la vie à l'instar de la marée se retire uniformément de tous les rivages. Lorsqu'elle est attaquée dans une culture, une institution ou, comme c'est le cas ici, dans une seule personne, celle-ci se retire implacablement de toutes ses manifestations. Relations, institutions, maisons, villes, œuvres d’art, rien n'échappe alors à ce mouvement de retrait. Le retour à la vie ne peut s’opérer que de la même manière, simultanément dans toutes les manifestions de la vie.
Serait-ce là la leçon de ses six années de captivité? Ingrid Bétancourt aurait-elle acquis une sagesse qui nous échappe? Une compréhension que la vie ne peut naître que de la vie. Que celle-ci est indivisible et que sa force réside justement dans cette cohésion qui inspire chacun de nos actes, et même de nos regards. Sa force tranquille n'évoque-t-elle pas la marée qui se lève?
1. The Body in Pain, The Making and Unmaking of the World, Oxford University Press, 1985