Plus profond encore que le besoin d'être aimé, il y a en nous le besoin d'appartenir.
Jean Vanier
On dit des Haïtiens qu'ils sont fiers, mais de quoi? Ne nous-nous méprenons pas: ils sont fiers assurément de leur riche culture, de leur histoire, marquée par le génie de la révolution, de leur mémoire, mais de leur pays réel, ils semblent plutôt avoir honte: ils sont trois sur quatre à vouloir quitter cette misère dont ils ne voient pas le bout. Qu'est-ce que l'appartenance sans la fierté?
Je vis à Haïti et je me souviens de cette femme, mi-quarantaine, qui me racontait le pays de sa jeunesse, les larmes aux yeux. Il était d’une telle douceur… c’était comme croquer dans une canne à sucre! Le sucre est devenu amer. Elle le sait mais elle reste au pays; préférant au marronnage, l’espoir de changer quelque chose. Pour cette grande dame au cœur d’or, la fierté se décline au passé. Elle appartient à ses souvenirs. Son pays, c'est le passé. Le présent est le lieu des mauvaises nouvelles. Celles-ci se multiplient ici comme les moustiques dans une zone humide; elles sont parfois liées à des catastrophes naturelles mais elles portent le plus souvent sur les conséquences de la mauvaise gestion.
Et qu'en dise les médias? Le message des médias, locaux ou internationaux est si négatif qu'ils incitent à la dés-appartenance, plutôt que de renforcer le sentiment d'appartenance. Les unes après les autres les images d'eux-mêmes, venues de près ou de loin, s'enfoncent dans l'estime d'eux-mêmes qu'il leur reste, comme autant d'épines dans la chair vive. Tel directeur de journal danois a servi cet avertissement à l'un de ses journalistes: «c’est plus dangereux que de se promener nu dans la province la plus violente et la plus ''talibane'' d’Afghanistan.» C'est là de la désinformation certes, mais l'effet sur la dés-appartenance est le même que s'il s'agissait de la vérité.
Pendant que les médias étrangers déforment ainsi la réalité, les pays auxquelles ils appartiennent la subordonnent à leurs intérêts. Sur les 700 jeunes universitaires qui reçoivent une bourse de la France combien reviennent en Haïti? Peu. Bien peu. Alors qu'il serait si simple pour la France d'exporter des professeurs, comme elle l'a fait dans le cas du Québec, et de rehausser ainsi le prestige des universités haïtiennes, elle préfère encourager l’exode de cerveaux et ainsi, éroder le sentiment d’appartenance des jeunes haïtiens face à leur pays, qui ne pourra jamais, semble-t-il, leur fournir une éducation adéquate.
Le jeune étudiant haïtien connaît son histoire. Par cœur. Il en est fier et se sent une appartenance obligatoire, presque une redevance, à ses ancêtres. Mais la misère nourrit le maronnage et habite plusieurs d'entre eux, au point de les inciter à abandonner quelques personnes derrière eux.
Dans le cas de ceux ou celles qui savent qu’ils ne pourront jamais sortir de leur tiers d’île, l'appartenance ne peut qu'être plus petite que le pays. Elle devient alors familiale, amicale, religieuse. Rare sont les haïtiens n’ayant aucun lien avec une église près de chez eux. Les gens ont une appartenance à ce qui donne un sens à leur vie.
On le voit bien dans des communautés comme L’Arche où l'autre, l'étranger, le différent, est plus qu'un objet de charité ou de déculpabilisation. Aider l’autre, mais surtout découvrir que cet autre nous aide aussi malgré sa faiblesse ou dans sa faiblesse, tout cela crée un attachement profond. Il est alors remarquable qu'il faille toucher de si grandes fragilités pour éveiller ce sentiment d'appartenance à une même humanité.
Mais cette solidarité à elle seule ne suffit pas à faire un pays. Surtout si elle n’est pas partagée par la masse, et encore moins par les dirigeants.
L’attachement à un milieu modeste, dur, pauvre, vrai, est une autre forme d’appartenance très répandue en Haïti. Ainsi, des habitants de bidonvilles vont préférer rester dans leur quartier, par appartenance à celui-ci. Cette appartenance devient dangereuse lorsque les gens se referment sur leurs difficultés, leur pauvreté, leur douleur.
Et l'avenir? L'âge médian de la population haïtienne est aujourd'hui de 18 ans. On estime dans le meilleur des cas à plus de 10 ans la reconstruction du pays. Lorsque celle-ci sera terminée, les forces vives d'Haïti seront constituées par de jeunes adultes dans la trentaine. Il est donc grand temps que nous nous mettions sérieusement à réfléchir sur l'avenir de l'appartenance à un pays où, selon ses meilleurs auteurs, l'exclusion a trop souvent dicté ses lois.
Ici, le développement dépendra de la qualité de l'appartenance. Mais il n'y aura pas de développement s’il ne vient pas de la base; et pas de base solide pour le développement sans appartenance au pays.
Jonathan Boulet-Groulx, Mwenpafou.org