«Je veux devenir psychologue, m'a confié un jour une coiffeuse. Je pourrai être ainsi plus utile à mes clientes, dont la plupart me demandent d'abord de les écouter.» Cette femme ne rêvait pas d'une promotion sociale, elle doutait de son aptitude à consoler d'autres êtres humains. Elle était persuadée que pour parvenir à cette fin, son humanité ne lui suffisait pas, qu'il lui fallait posséder en outre la compétence de l'expert. En tant qu'être humain, elle se sentait impuissante, elle avait besoin de l'autorité que confère le savoir officiellement reconnu.
C'est là un parfait condensé de l'évolution de l'humanité, au cours du dernier siècle surtout: une vaste opération de transfert de pouvoir de l'homme sans spécialité, qui n'est rien de plus mais rien de moins qu'un être humain, vers l'expert qui, à la limite, est tout sauf un être humain.
Le transfert de pouvoir peut s'opérer vers l'expert directement, comme dans le cas où l'on fait appel à un psychologue pour aider des proches à faire face à l'un de ces malheurs: une maladie, un deuil, une perte d'argent, dont les gens ont toujours su se consoler réciproquement. Il peut aussi s'opérer vers une machine ou une agence contrôlées par des experts.
Le recours au GPS pour trouver son chemin est un bel exemple de transfert vers une machine. Celui qui jadis possédait au plus haut degré le sens de l'orientation devenait le guide, le leader, le führer (guide en allemand). La mémoire des lieux, si naturelle, a sûrement de secrètes affinités avec toutes les autres formes de mémoire et renforce l'identité de celui qui la possède. À l'ère du GPS, les chauffeurs de taxi des mégapoles n'auront pas droit à la même admiration de la part de leurs clients!
La confiance accordée aux organismes publics de sécurité alimentaire illustre bien le transfert de pouvoir vers une agence. Dans ce cas comme dans celui de la mémoire, il s'agit de pouvoirs vitaux. Et quoi de plus important, de plus déterminant dans une culture que la nourriture ? Le rapport entre culture et nourriture est si étroit que dans le vieux français, on employait le mot nourriture pour désigner aussi bien les aliments destinés à l'âme que les aliments destinés au corps. Par quelles discussions sans fin et quelles célébrations les hommes ont-ils pu améliorer la qualité de leur nourriture et de leurs boissons, en réduire la toxicité, en célébrer les vertus euphorisantes ? Amer, doux, acide, âpre, aigre, tendre, tous ces mots par lesquels nous nous connaissons nous-mêmes sont liés à l'exercice de notre responsabilité à l'égard de la nourriture. Le compagnon (cum panis) est celui avec lequel nous partageons notre pain. À compter du début du XXe siècle, ce pouvoir et ce savoir-faire fut tout de même dévolu en grande partie à des agences en sécurité alimentaire: désormais on pourrait manger sans crainte tous les aliments approuvés par des experts. Qu'avons-nous gagné en nous en remettant aux experts, si ce n'est une obésité probablement sans équivalent dans l'histoire ?
L'opinion commune est pourtant que tous ces transferts sont des libérations plutôt que des dépossessions. Il en est certes ainsi dans plusieurs cas. Qui voudrait passer deux heures par jour à tirer d'un puits l'eau qui lui est fournie par des services publics conçus et administrés par des experts? Les pouvoirs en cause n'étant que secondaires, nous pouvons les déléguer sans nous appauvrir.1 Nous avons malheureusement acquis l'habitude de penser que nous pouvions transférer sans plus de risques des pouvoirs vitaux, des pouvoirs essentiels.
Nous pourrions tous à la rigueur construire nous-mêmes notre maison, mais nous avons intérêt à confier cette tâche à des menuisiers et des plombiers. C'est là pour nous un pouvoir secondaire. Il n'en est toutefois pas de même pour ce qui est du style de la maison et de la décoration intérieure. Le sens de la beauté est une qualité de l'homme en tant que tel dont nous ne pouvons pas nous départir sans nous diminuer. Nous pouvons certes consulter un architecte ou un décorateur, mais si nous nous en remettons totalement à eux, nous nous condamnons à être des étrangers dans notre propre maison. Nous nous exposons à ce que personne, enfants ou visiteurs, ne s'y sente jamais vraiment chez soi. L'oiseau fait son nid. Les êtres vivants laissent leur marque sur le milieu auquel ils s'adaptent. L'amour de la vérité, et par suite le désir de connaître et de transmettre son savoir sont d'autres qualités essentielles. Ce qui implique que tout adulte qui renonce totalement à ce pouvoir au profit d'experts, experts des médias ou experts des écoles, se mutile psychologiquement et réduit sa capacité de créer des liens riches avec les autres.
Plus les pouvoirs en cause se rapprochent du coeur de notre humanité, plus nous nous diminuons en les déléguant à des experts. Les êtres humains ont toujours su consoler les malades et les malheureux et non seulement survivre à leurs propres peines, mais s'en enrichir. Certes, en toutes ces activités essentielles, ils exerçaient plus ou moins bien leur pouvoir, ils étaient tributaires de la qualité de la culture dans laquelle ils étaient enracinés. Mais ce pouvoir, il importait au plus haut point qu'ils l'exercent eux-mêmes. Ils pouvaient poser des gestes maladroits, mais dans cet ordre de choses, un geste maladroit qui est vrai, dans lequel on s'engage, est préférable à un geste correct, compétent, posé par un expert qui en reste absent. Les hommes ont toujours su explorer les arcanes de l'amour et préférer «la spontanéité craintive des caresses» à leur rectitude étudiée. Une telle rectitude est évidemment indispensable dans les domaines qui requièrent une expertise pour être efficaces et sans danger pour autrui. On n’attend pas d’un pilote d’avion ou d’un chauffeur d’autobus qu’ils s'abandonnent à leur spontanéité !
Ces exemples indiquent les deux univers qui ne doivent jamais empiéter l'un sur l'autre : celui de la chaleur humaine et celui de la rigueur mécanique, celui de la présence à l'autre pour entrer en communion avec lui, et celui de l'absence à l'autre pour mieux le servir techniquement, sans être troublé par les sentiments qu'inspire son humanité. L'ami et le chirurgien! L'ami ne doit pas empiéter sur le terrain du chirurgien et inversement.
Si nous avions distinguer ces univers et éviter l'empiètement du second sur le premier, nous y gagnerions sur le plan financier et encore davantage sur celui de l'appartenance. L'exercice des pouvoirs liés à notre humanité a en effet le grand avantage d'être gratuit. Au rythme où s'opèrent les transferts de pouvoir dans ce domaine, aucune société ne sera assez riche pour subvenir à ses besoins. Depuis la conception de l'enfant, de plus en plus souvent assurée avec le concours d' experts, jusqu'à la dernière seconde de l'agonie, sous surveillance médicale, le nombre de consultations coûteuses ne cesse d'augmenter et la liste des professions de s'allonger.
Si les services professionnels ont pris une telle importance, ce n'est évidemment pas seulement parce que les professionnels avaient besoin d'accroître leur pouvoir et que les gens n'aspiraient qu'à leur céder le leur. C'est aussi parce que les liens sociaux spontanés ayant été brisés, il fallait pour éviter le pire qu'un professionnel se substitue au voisin disparu. Question infiniment complexe qui ne change toutefois rien au problème de fond. La déperdition de nos pouvoirs essentiels, quelle qu'en soit la cause, fait de notre être intérieur l'équivalent de ce qu'il reste d'une fleur, une fois qu'on l'a dépouillée de ses pétales: un bouton sans intérêt pour lui-même et pour les autres. Que peut-il subsister du sentiment d'appartenance dans un tel contexte? Sur ce plan, la perte est encore plus sensible et plus lourde de conséquences que sur le plan financier. Les divers pouvoirs dont nous sommes dotés du seul fait que nous sommes des êtres humains renforcent en effet notre identité et notre aptitude à entretenir des rapports riches et variés avec nos semblables. D'où l'importance qu'on attache à l'empowerment dans le monde anglo-saxon. Redonner à la coiffeuse confiance en son pouvoir de consoler, c'est faire en sorte que son salon continue d'être un lieu d'appartenance authentique. Cette remarque peut s'appliquer à la plupart des petits métiers où se joue quotidiennement notre humanité et notre appartenance. Par souci d'efficacité, si on réduit un serveur de restaurant ou une caissière à l'aspect technique de son rôle, on les dépossède de leurs pouvoirs essentiels, on porte atteinte à leur intégrité. De telle sorte qu'un lieu qui aurait pu être convivial devient purement fonctionnel.
Se flétrir c'est, pour une fleur, perdre les couleurs de la vie. La dépossession de ses pouvoirs essentiels est pour un être humain une flétrissure. Il existe heureusement un moyen de prévenir cette flétrissure: le dialogue. Puisque le transfert de pouvoir vers l'expert est inévitable, faisons au moins en sorte qu'il demeure partiel, ce qui suppose le dialogue, l'échange d'égal à égal. Quoi de plus attristant pour un être humain, en principe autonome, que de consommer des médicaments qui lui font plus de mal que de bien, tout simplement parce qu'il se croit obligé d'obéir à un médecin auquel il n'a jamais osé dire ce qu'il pensait ou sentait? Le médecin doit de son côté, par le dialogue, par l'entretien d'égal à égal, aider son interlocuteur, je ne dis pas son patient, à conserver ses pouvoirs essentiels ou à les retrouver. Puisque l'équivalent du mot empowerment n'existe pas en français2 – et peut-être est-ce là une bonne chose – nous dirons qu'il faut aider la personne fragilisée à conserver ses couleurs, lesquelles sont le signe de ses pouvoirs. On ne peut pas redonner à un être vivant les pouvoirs qu'il a perdus; seule la résilience peut le faire. Ce qu'on appelle empowerment risque fort dans ces conditions de se réduire à l'ajout d'une prothèse et de conduire à une aliénation plus grande encore, à substituer aux pouvoirs essentiels des augmentations (enhancements) extérieures. Pour éviter ce piège, il nous faut entourer notre être intérieur de soins analogues à ceux dont les plantes les plus fragiles ont besoin. Nous sommes des êtres vivants. Si nous ne trouvons pas en nous-mêmes les ressources requises pour consoler un proche dans le malheur, ce n'est pas nécessairement parce que nous avons à jamais perdu notre humanité. Ce peut être parce que nous souffrons d'une usure nerveuse et affective, résultat d'un surcroît de travail et de stress dans un milieu urbain où la machine impose constamment sa présence et son rythme. Comme des études récentes viennent encore de le démontrer, certains milieux urbains mettent le psychisme humain à rude épreuve.
1-Ivan IIich, l'auteur qui a le plus contribué à la réflexion sur le sujet qui nous intéresse ici, ne serait sans doute pas de cet avis. Il voit un lien, une suite logique entre la dépossession de pouvoirs élementaires, que nous considérons comme secondaires ici et la dépossession de pouvoirs que nous estimons essentiels. On commence par cesser de marcher, la voiture se chargeant de cette fonction et on finit par ne plus pouvoir consoler un proche dans le malheur. Voir Ivan Illich, Oeuvres complètes, Vol 1, Fayard, Paris 2003.
2-On utilise parfois le mot savant autonomisation.