Notre mot cosmétique a un lointain rapport avec le mot cosmos, lequel s'oppose à chaos et désigne l'univers en tant qu'il possède une forme, qu'il contient de l'ordre, de la beauté.
La voûte du ciel, qu'ils assimilaient à un toit, a longtemps donné aux êtres humains, du moins dans la tradition occidentale, le sentiment rassurant qu'ils habitaient une maison. Dans ce contexte, on considérait la terre comme le centre de l'univers. Copernic nous apprendra que c'est plutôt le soleil qui est le centre de l'univers. Et ce centre n'est pour nous aujourd'hui qu'une étoile parmi des millions d'autres, ce qui nous rappelle le mot de Pascal: «L'univers a son centre partout et sa circonférence nulle part.» La voûte du ciel a éclaté, faisant perdre aux êtres humains une partie de leur sentiment d'appartenance à l'univers et les plongeant ainsi dans l'angoisse. De cette angoisse, Pascal a aussi témoigné: «Le silence éternel des espaces infinis m'effraie.»
Auparavant, depuis Pythagore, c'est à l'aide des formes et des nombres parfaits que l'on interprétait l'univers et qu'on tentait de l'expliquer. Au début de la modernité, au moment où la voûte du ciel a éclaté, on est passé de la forme à la force pour expliquer l'univers. De telle sorte qu'il ressembla de moins en moins au cosmos des Grecs et que la forme qu'il conserva n'était plus d'origine divine mais déterminée par le rapport des forces entre elles, comme on le voit dans la théorie newtonienne de la gravitation.
Ces changements dans les rapports de l'homme avec l'univers devaient modifier le rapport des hommes entre eux, et inversement, ce nouveau rapport devait influer sur leur vision de l'univers.
Pour maîtriser l'univers, l'homme a dû recourir à une science qui l'obligeait à s'en éloigner davantage, à briser ses liens d'appartenance avec lui. Le résultat fut cette solitude de l'homme devant l'univers dont bien des savants ont témoigné: «Il faut bien, écrit par exemple Jacques Monod (prix Nobel de médecine), que l’Homme enfin se réveille de son rêve millénaire pour découvrir sa totale solitude, son étrangeté radicale. […] L’univers est sourd à sa musique, indifférent à ses espoirs comme à ses souffrances ou à ses crimes.»
N'y aurait-il pas un lien entre cette solitude de l'homme devant l'univers et sa solitude dans sa communauté? L'une et l'autre semblent s'accroître en même temps. Le nombre de personnes vivant seules aujourd’hui est sans équivalent dans l’histoire. Au Canada, entre 1951 et 2001, la proportion des personnes âgées de 15 ans et plus vivant seules est passée de 3% à 12%. À San Francisco, 40% des personnes âgées de 60 ans et plus vivent seules. Pour quelques heureux solitaires, combien de malheureux isolés?
Tel est l'effet du regard qui analyse l'univers et s'en éloigne pour mieux le maîtriser. Il existe heureusement un second regard qui saisit la beauté de l'univers et s'en rapproche. De nombreux savants et poètes contemporains ont contemplé l'univers de ce second regard. Ce réenchantement du monde rapprochera-t-il les hommes de leurs semblables? Bien des exemples du passé et des autres cultures nous incitent à le penser. On sait que les Pythagoriciens formaient une communauté vivante, chaleureuse. Voici une belle évocation du lien entre leur communauté et leur appartenance à l'univers. Pour bien comprendre ce texte, il faut savoir que les Pythagoriciens postulaient l'existence d'un feu central invisible d'où le soleil tirait sa lumière:
«Le centre du chœur céleste, le feu universel, parmi beaucoup d'autres noms tels que ceux de "Mère des Dieux" et de "Citadelle de Zeus" en portait deux tout à fait significatifs. Il s'appelait "l'Autel" et "le Foyer du Tout". De même que les adorateurs entourent l'autel, les astres circulent autour de la source première et sacrée de toute vie et de tout mouvement. Et de même que le foyer constituait le centre de toute habitation humaine et était objet d'un culte; de même que la flamme qui brillait sans interruption sur le foyer du Prytanée constituait le centre révéré de toute communauté grecque, ainsi le foyer universel était le Centre du Tout ou du Kosmos. De ce point rayonnent la lumière et la chaleur; là le Soleil emprunte les feux qu'il renvoie aux deux Terres et à la Lune; telle, la mère de la fiancée, le jour des noces, allume la flamme qui brillera dans la nouvelle demeure à celle qui brille dans la sienne; telle, la colonie nouvellement fondée emprunte son feu au foyer de la métropole. Tous les éléments de la conception hellénique du Monde convergent ici: la joie exaltée de vivre, le sentiment d'amour et de respect qu'inspire un Univers pénétré des énergies divines, le sens élevé de la beauté, de la symétrie et de l'harmonie, et par-dessus tout l'intime plaisir que procure la paix de l'État et de la famille. Aussi l'Univers, entouré par le cercle de feu de l'Olympe comme d'un rempart, a-t-il été pour ceux qui le considéraient ainsi en même temps une demeure aimée, un sanctuaire et une oeuvre d'art. On ne s'est jamais, et nulle part depuis, fait du Monde une image si élevée et si bienfaisante pour le cœur.»
Theodor Gomperz, Les penseurs de la Grèce: histoire de la philosophie antique; traduction de Auguste Reymond, Paris (F. Alcan); Lausanne (Payot), 1908-1910, vol 1 de 3 vol.