Dans le débat sur l'euthanasie, en cours depuis plus de trois décennies, il ne suffit pas d'aligner des arguments pour ou contre une loi autorisant l'euthanasie, il faut aussi comprendre à quoi l'on s'engage, à quoi l'on s'expose, de quoi l'on se fait complice et à quoi l'on renonce en adoptant telle ou telle position.
Nous avons mission sur ce site de défendre les personnes les plus vulnérables, qui sont souvent les premières victimes en cas de catastrophes naturelles mais aussi en cas de bouleversement moral ou social : « vies sans valeur », « existences superflues », « esprits morts», « enveloppes humaines vides », tels étaient les qualificatifs que leur réservait la propagande nazie pour préparer l'opinion publique à l'euthanasie à laquelle on les destinait.
On accuse désormais d'anti-nazisme primaire ceux qui évoquent ces souvenirs. Ce sont des souvenirs pourtant bien proches de la réalité actuelle. À propos de la propagande et de la pratique nazies, auxquelles on ne s'abaisse pas du jour au lendemain, George Steiner disait que l'imaginaire européen s'y était préparé par les oeuvres littéraires du marquis de Sade, occasion de rappeler le rôle important de l'imaginaire, parmi mille autres causes et antécédents. Nous l'avons déjà dit, nous le répétons: l'éthique est une science complexe. De même que nul ne peut affirmer que « le parfum de l'aubépine est inutile aux constellations »1, de même nul ne peut soutenir, par exemple, que la disparition du visage dans les représentations de l'homme n'a pas un rapport mystérieux avec l'euthanasie infligée à d'autres.
Après la fin des horreurs de la deuxième guerre mondiale, en 1945, l'humanité, effrayée, a compris que la vague qui venait de déferler sur elle était en formation depuis longtemps et que rien ne permettait d'exclure qu'elle puisse se reconstituer sous une forme encore plus barbare. Tout ce qu'on a pu opposer à cette vague, ce fut l'idée de dignité, sur laquelle les philosophes ont encore beaucoup de peine à s'entendre. Entre deux tremblements de terre à Haïti, les processions religieuses étaient émouvantes certes, mais dans la mesure où elles avaient pour but d'arrêter les éléments, elles paraissaient dérisoires. Ne sommes-nous pas tout aussi dérisoires quand nous prétendons freiner la barbarie en lui opposant l'icône de notre dignité ?
Très répandus dans l'opinion au début du XXe siècle, l'euthanasie et l'eugénisme, ce couple inséparable, n’a pas tardé à reparaître après le sursaut de dignité qui a suivi immédiatement la seconde guerre mondiale. Force est aujourd'hui de constater que ce n'est ni l'eugénisme ni l'euthanasie en eux-mêmes qu'on avait rejetés, mais plutôt l'usage qu'en avait fait un État totalitaire. Les deux mêmes actes sont redevenus bons tout à coup à la condition qu'ils soient l'objet d'un choix individuel.
Nous reviendrons plus loin sur cette question du choix individuel. Qu'il nous suffise pour le moment de noter la puissance de la vague qui porte l'euthanasie et l'eugénisme dans ses replis. Cette vague est le résultat de la convergence d'un grand nombre de courants. J'en évoquerai cinq ici avec l'espoir de jeter quelque lumière sur les enjeux lointains de l'euthanasie et de l'eugénisme. Il me sera évidemment impossible dans le cadre de cet article de préciser les liens entre les divers courants, ni de démontrer pour chacun son importance par rapport à d'autres ou l'influence qu'il a eu sur les événements. Mon premier but est de rappeler que les changements dans les attitudes devant la mort ont des causes si lointaines, si profondes et si déterminantes que si elles ont suscité des comportements barbares un jour, il faut présumer qu'elles en produiront de nouveau; plutôt que de prétendre avoir conjuré le danger en se promettant de rester à l'abri du totalitarisme. Par enjeux lointains, j'entends aussi bien les antécédents que les conséquences et je fais l'hypothèse que plus les antécédents sont lointains dans le passé, plus les conséquences risquent de l'être dans l'avenir.
L'évolution du rapport avec la mort et la souffrance
L'évolution du rapport avec les aînés
L'évolution du rapport avec les objets
L'invasion de l'imaginaire par l'homme machine et le robot
La liberté de plus en plus assimilée au choix
L'évolution du rapport avec la mort et la souffrance
Le culte des morts a une telle importance dans l'ensemble des découvertes relatives au passé de notre espèce qu'on est tenté d'y voir une caractéristique essentielle de l'être humain, de définir l'homme comme un animal qui honore ses morts. Ce culte a été l'objet d'un grand nombre d'études dont on trouvera un écho fidèle dans notre encyclopédie sur la mort Je choisirai ici deux figures héroïques illustrant les deux pôles entre lesquels les attitudes face à la mort et la souffrance ont évolué: l'Antigone de Sophocle(-2500) et Florence Nightingale, (1850) la fondatrice de la profession d'infirmière. La première est un personnage de théâtre, mais tout le monde admettra qu'il y eut de réelles Antigone dans le monde grec. La seconde a bel et bien existé, mais on se demandera pourquoi je la compare à Antigone. L'une et l'autre ont éprouvé le plus haut degré de compassion pour les guerriers ; pour l'une et l'autre également, les mobiles religieux ont eu la plus grande importance.
Entre l'une et l'autre toutefois une révolution s'était opérée: la première a sacrifié sa vie à un mort, son frère Polynice, la seconde s'est dévouée auprès des soldats britannique mourants, dans un hôpital de Scutari pendant la guerre de Crimée. En accordant les honneurs d'une sépulture à son frère, Antigone allait à l'encontre de la volonté du roi Créon et elle s'exposait à la mort. Entre l'une et l'autre, on est passé du culte des morts aux soins des mourants. Je ne dis pas qu'Antigone n’aurait pas préféré soigner son frère pour le guérir, je ne dis pas que Florence Nightingale se montrait indifférente aux soins que réclamaient les morts. Dans son pays d'origine, on avait le souci de choisir comme cimetières les plus belles parcelles de terre. Je dis que la première illustre un monde où l'accent était mis sur le culte des morts tandis que Florence Nightingale illustre un monde où l'accent était mis sur les soins aux mourants. Et j'ajoute que les morts ont continué de perdre de l'importance par rapport aux mourants. Il existe encore des cimetières, dans le cas des soldats en particulier, on voit leur cercueil quand on les ramène du Front, on publie une notice à leur sujet dans les journaux, mais la retraite de la mort se poursuit.
A l'hôpital de Scutari, les soldats pouvaient mourir avec dignité, la dignité étant dans ce cas un sentiment intérieur, mais ils ne pouvaient pas mourir dans la dignité, c'est-à-dire dans des conditions matérielles comportant un minimum d'hygiène, de l'air pur, des draps et des pansements propres. La contribution de Florence Nightingale a été de créer ces conditions et ce faisant elle a réussi sur deux plans: le plan moral et le plan physique, car uniquement grâce à ces conditions qu'elle améliorait, le taux de guérison s'est élevé presque jusqu'à son niveau d'aujourd'hui.
Après elle, le mouvement s'accentuera, le culte des morts continuera de régresser. Auparavant, si on distinguait l'âme du corps et si en terre chrétienne on la croyait destinée à l'immortalité accordée aux purs esprits, on n'en continuait pas moins à veiller sur le sort de son corps ici-bas, dans le cadre du temps et de l'espace, comme si l’âme avait conservé la matérialité du souffle à laquelle on l'avait assimilée. Le monument funéraire, la tombe qu'on fleurissait, la relique qu'on vénérait, les messes que l'on disait pour son salut étaient des façons de l'aider à s'incarner de nouveau, après la désincarnation de la mort, et d'échapper ainsi au plus grand des malheurs: l'errance dans l'espace infini. Cette âme revivait d'abord dans celle de ses proches qui lui étaient fidèles et à travers eux, elle enrichissait la vie de la communauté. Dans des cultures plus anciennes, on croyait que les âmes des morts se réfugiaient dans les étoiles.
Cette proximité entre les vivants et les morts était marquée à Rome par la place qu'occupaient les mânes des ancêtres au centre de chaque maison ; dans la chrétienté, par l'enterrement des morts près des églises et parfois, dans le cas des notables, à l'intérieur des églises. Les morts pouvaient participer ainsi aux prières des vivants. Ayant eux-mêmes des liens affectifs avec leurs morts, les gens avaient raison d'espérer qu'ils seraient l'objet après leur propre mort d'une semblable attention.
Ces réalités sont encore si près de nous qu'elles sont familières même à un penseur rationaliste comme Alain. « Aussi cela est plein de sens de se demander ce que les morts veulent. Et regardez bien, écoutez bien; les morts veulent vivre; ils veulent vivre en vous, ils veulent que votre vie développe richement ce qu'ils ont voulu. Ainsi les tombeaux nous renvoient à la vie. Ainsi notre pensée bondit joyeusement par-dessus le prochain hiver, jusqu'au prochain printemps et jusqu'aux premières feuilles. J'ai regardé hier une tige de lilas dont les feuilles allaient tomber, et j'y ai vu des bourgeons. » 2
Ludwig Klages, un contemporain d'Alain, mais plus près du romantisme allemand que du rationalisme, évoque un lointain passé où «la présence vivante que l'homme réclame pour l'âme de ses morts, jaillit d'instant en instant du rapport érotique élémentaire entre les défunts et les vivants concrets. L'âme de l'image se meurt quand elle s'éteint dans les âmes de ceux qui la commémorent.» 3Et l'on pourrait ajouter que l'âme des vivants meurt à son tour quand elle cesse d'aimer celle des morts.
«Ils ont fondu dans une absence épaisse,
L'argile rouge a bu la blanche espèce,
Le don de vivre a passé dans les fleurs!
Où sont des morts les phrases familières,
L'art personnel, les âmes singulières?» 4
C'est le poète Paul Valéry, encore près de nous, qui a écrit ces vers par lesquels il se rattache à de nombreuses cultures anciennes dont celles de plusieurs nations amérindiennes. Le don de vivre qu'il évoque ici est un autre nom donné à l'âme ; et si loin que nous ayons poussé l'instrumentalisation des êtres et des objets, nous sommes encore sensibles aux liens entre les fleurs et la mort. Il reste que la tendance dominante nous éloigne de cette symbiose avec la nature qui faisait de la fleur le signe de la présence permanente des disparus et que c'est le coût des fleurs que nous offrons au mort plus que leur portée symbolique qui importe à nos yeux.
De tout cela il ne reste plus que d'infimes traces. La mort était une métamorphose. Elle est devenue une rupture. Faut-il croire qu'avant la rupture la présence des morts dans la communauté des vivants aidait ces derniers à faire faire face à la mort et à se résigner aux souffrances qui la précédaient ? Faut-il penser que l'homme demeuré soumis à Dieu s'interdisait d'intervenir dans les grands faits de la nature? Quoiqu'il en soit, après la rupture, l'homme s'estima un jour en droit de mettre fin à ses souffrances et de choisir l'heure et la forme de sa mort. Par malheur toutefois, cette idée qui avait séduit une grande partie de l'Occident fut d'abord appliquée sous le signe de la haine par un régime totalitaire. C'était là chose logique, car un certain darwinisme n'était pas étranger au couple eugénisme-euthanasie. Elle reparaît aujourd'hui sous le signe de la compassion et du choix individuel, mais qui pourrait nier que son passé pèse encore lourdement sur elle?
L'évolution du rapport avec les aînés
Encore aujourd'hui, dans les familles vietnamiennes établies au Canada, l'enfant le plus âgé de la famille doit prendre soin de ses parents jusqu'à leur mort. Ce sentiment d'obligation à l'égard des vieillards, qui suppose un profond respect, a été et demeure la règle dans bien des cultures.
Il existait une coutume semblable dans les familles paysannes traditionnelles du Québec. À l'approche de la soixantaine, les parents se donnaient à celui de leur enfant à qui ils avaient cédé leur maison et leur terre, à charge pour cet enfant de veiller sur eux. Cette entente faisait même l'objet d'un contrat devant notaire. Aujourd'hui les rapports parents enfants sont vécus sous le signe de l'autonomie. Les parents font en sorte que leurs enfants soient autonomes le plus tôt possible et leurs enfants, plus tard, s'attendront à ce que leurs parents fassent preuve de la même autonomie, jusqu'à la mort. Quels liens faut-il établir entre ce changement de mentalité et celui que nous avons observé dans les rapports avec la mort? Là où la mort est un mur, la vieillesse est-elle une impasse? Quelle que soit la réponse qu'on apporte à cette question, la tendance actuelle vers l'autonomie a un rapport manifeste avec le sujet dont nous traitons.
L'évolution du rapport avec les objets
L'idée de stimuler l'économie en moussant la consommation et planifiant l'obsolescence des objets est apparue dans le sillage de la grande dépression au moment précis où les êtres inutiles ont été présentés comme des vies sans valeur, des existences superflues. Simple coïncidence peut-être, mais il n'empêche que la crainte qu'on ne traite bientôt les personnes humaines comme des objets jetables quand elles deviennent inutiles s'est vite répandue. «Quand on ne respecte plus les objets, dira Fernand Dumont, les hommes deviennent de faux objets. »5
De toute évidence, il existe un lien subtil entre le rapport avec la mort et le rapport avec les objets. Parce qu’ils sont uniques, parce qu'ils ont un caractère, on peut dire de certains objets qu'ils sont vivants, qu'ils ont une âme, celle que leur a transmise l'artisan qui les a faits à la main. «Objets inanimés, avez-vous donc une âme...» Ces objets, on se résigne mal à ce qu'ils disparaissent, on s'efforce de les conserver de génération en génération. Les musées, mot dérivé de muse, en sont remplis. Ils sont les cimetières des objets. En respectant les objets, on respecte le travail humain et on prolonge la vie des artisans après leur mort. On désirait que l'objet dure, il avait été fait pour durer, comme ce vieil anneau de fer qui symbolise la vie aux yeux du naufragé:
Horreur ! L’homme dont l’onde éteint le hurlement,
Sent fondre et s’enfoncer le bâtiment qui plonge ;
Il sent s’ouvrir sous lui l’ombre et l’abîme, et songe
Au vieil anneau de fer du quai plein de soleil ! 6
Ce vieil anneau est l'objet dans toute la plénitude de sa présence et c'est la mort qui nous le révèle. Mais il ne durera pas, il sera emporté par le culte de la nouveauté apparu dans le même contexte que l'obsolescence et la production en série.
Il ne s'agit pas de nier ici les bienfaits que la production en série a apportés à l'humanité, ni l'apport du design industriel à l'esthétique mais d'indiquer une tendance qui, associée à d'autres, pourrait avoir pour effet de réduire l'homme à un faux objet dont on peut disposer à sa guise.
L'invasion de l'imaginaire par le robot
De l'homme sans visage à la vie sans valeur, il n'y a, disions-nous, qu'un pas mystérieux. S'il existe en l'homme une chose infiniment précieuse qui fonde sa dignité c'est bien par son visage qu'elle s'exprime d'abord. Si bien qu'on est dans l'obligation de se demander si on peut représenter l'homme sans visage sans le dégrader. Puisque c'est l'impact des représentations de l'homme sur l'imaginaire qui est en cause ici, il faut d'abord s'intéresser aux expériences les plus courantes de nos contemporains dans ce domaine, celles du cinéma, de la télévision et d'Internet. À la télévision, on voit de plus en plus fréquemment, dans la publicité en particulier, des représentations schématiques des êtres humains. Pictogrammes qui les font ressembler à un robot plutôt qu'à une personne pouvant exprimer des sentiments et des pensées par son visage. S'il s'agit d'indiquer la porte de sortie, il vaut peut-être mieux en effet utiliser un schéma plutôt qu'un dessin subtil puisque la représentation n'est là que dans un but utilitaire. Mais l'usage du pictogramme s'étend bien au-delà de l'utilitaire. On se complaît dans la représentation de l'homme sans visage.
Le trophée le plus convoité dans le monde du cinéma est le célèbre « Oscar ». À l'origine, cette statuette en britannium plaqué or, n'avait pas de nom, ce qui lui convenait bien puisqu'elle n'avait pas de visage et n'en a toujours pas. L'un des membres de l'Académie américaine des arts et des sciences du cinéma, Harriet Herrick, lui a tout de même trouvé une ressemblance avec l'un de ses oncles, prénommé Oscar, et depuis le cinéma américain, et donc mondial, repose sur un symbole mensonger: le nom d'une personne donné à une chose, car un corps humain sans visage n'est qu'une chose quelconque. Soyons précis. Oscar n'est pas tout à fait dénué de visage. On a plaqué sur la face de son crâne des figures géométriques rappelant une bouche, des yeux et un nez, mais c'est là de la fausse représentation. Le personnage demeurant dénué de toute expression, il eût été préférable qu'on le laissât dépourvu de traits humains. Oscar est un robot, un robot à l'épée longue et puritaine, l'ancêtre de tous ceux qui peupleront ensuite le cinéma américain. Et ils sont de plus en plus nombreux. Si l'on ajoute à cela tous les monstres, tous les engins, tous les animaux plus ou moins animés, affublés de mimiques qui ne reproduisent que la dimension mécanique et schématique des sentiments, force est de constater que le robot a déjà gagné la bataille de l'imaginaire. Sur Internet, il a comme complice l’émoticône, ce pictogramme manipulable où selon qu'il est droit ou inversé, l'accent circonflexe exprime la gaieté ou la tristesse.
On me reprochera sans doute de ne pas être de mon époque, de ne pas avoir compris que là où je vois un triomphe du robot, il faudrait plutôt que je m'émerveille devant la vie qui envahit les machines et humanise les pictogrammes. Je répondrai seulement que la question de l'homme sans visage mérite d'être posée, ne serait-ce que pour qu'on puisse concevoir les animations de façon à ce qu'elles enrichissent l'imaginaire plutôt que de le dessécher.
J'ai un jour rendu visite à l'hôpital à un ami qui se savait atteint mortellement. Il m'a reçu à un moment où il était branché sur l'appareil de dialyse rénale. Il était intact mentalement et n'avait qu'un désir: contempler l'Agneau mystique de Van Eyck. Je lui ai offert le lendemain une reproduction de ce tableau. D'autres amis avaient fait de même. Notre mourant était en extase devant l'une ou l'autre de ces reproductions. La représentation d'un homme sans visage lui aurait-elle apporté la même joie? Le philosophe Jean Onimus est plutôt d'avis qu'elle l'aurait plongé dans le désespoir. « Il existe de Picasso un Portrait d'homme (titre d'une sinistre ironie) qui représente un toréador. Mais de l'homme il ne subsiste rien qu'un tricorne et des épaulettes: le reste n'est qu'un patient labyrinthe de volutes couleur de chair, laborieusement vermiculées avec une application d'artisanat minutieux. À la place du visage s'étale ainsi une horrible blessure, fascinante comme un crime. Commenter un tel tableau au seul point de vue de l'art est, croyons-nous, commettre un faux-sens. C'est sur l'Esprit qu'il porte directement. C'est pour cela qu'il tourmente, parce qu'on y découvre un ressentiment longuement savouré, la volonté très froide de sacrilège. »7
Voilà pourquoi l'homme sans visage m'effraie. Il constitue un autre facteur de risque sur la pente du mépris dont l'homme le plus inutile et le plus vulnérable est l'objet.
La liberté assimilée au choix
La seule différence, disions-nous, entre l'eugénisme-euthanasie des nazis et celui que nous pratiquons aujourd'hui c'est que le second est légitimé par le choix personnel tandis que le premier a été avili par l'usage qu'en a fait un État totalitaire. Est-ce là une bonne garantie pour la personne la plus vulnérable qui est aussi celle qui n'est pas en mesure de formuler un choix? Cela l'exclut du droit à l'euthanasie, sauf si la loi autorise son tuteur ou son mandataire à faire le choix à sa place dans le respect de sa dignité. Mais comment et dans quelles conditions le représentant pourra-t-il faire le bon choix?
Le bon choix dans ce cas comme dans tous les autres est celui qui donne à l'amour une ultime occasion de se manifester. C'est Victor Hugo qui nous souffle cette réponse dans le poème où il évoque un éphèbe qui, avant de partir à la guerre, se souvenant de son premier émoi amoureux, adresse au ciel cette prière: « Je veux bien mourir ô déesse, mais pas avant d'avoir aimé. »8 C'est en tant que lieu de la naissance encore possible de l'amour, ou de son accomplissement, que les derniers moments de la vie sont sacrés. Mais qui peut être sûr d'avoir aimé? Celui qui a aimé veut aimer davantage, celui qui n'a pas aimé en est inconsolable.
Si l'on pressent qu'au seuil de la mort une mère nourrit encore l'espoir de se réconcilier avec l'un de ses enfants, il faut permettre la réalisation de cet espoir en réduisant la dose de morphine, au risque d'accroître la douleur. Jusqu'à quel point? Ce sens ultime de la proportion suppose une atmosphère intime rendant possible le respect intégral de la personne qui souffre. C'est le mot mystère qui caractérise le mieux une telle atmospĥère. Selon Gabriel Marcel, le mystère est une situation dans laquelle je suis affectivement et spirituellement engagé, il se distingue du problème, lequel résulte de l'objectivation de la même situation. S'ils font partie du mystère parce qu'ils connaissent bien le malade et ses proches, le médecin et l'infirmière exerceront leur sens de la proportion, sans avoir à craindre qu'on les accuse soit d'avoir causé la mort, soit d'avoir rendu la douleur intolérable. Selon l'historien Philippe Ariès, dès le dix-neuvième siècle, le médecin de famille, qui se rendait à la maison du malade, offrait en toute confiance de tels soins palliatifs.
Il est hélas! de plus en plus difficile de réunir les conditions du contexte qui rend une telle confiance possible. L'organisation des soins, de plus en plus rationnelle, la médecine, de plus en plus objective, la mort à l'hôpital plutôt qu'à la maison, la solitude de bien des mourants, sont autant de facteurs qui incitent à penser que le problème a remplacé le mystère pratiquement partout. Si tel est le cas, le pire mal n'est-il pas déjà fait ? En l'absence du mystère, d'un climat humain, quelle que soit la décision prise, elle risque fort d’être vécue par le malade comme une atteinte à sa dignité. Dans ces conditions, une loi ayant pour effet de mettre le médecin et l'infirmière plus à l'aise ne serait-elle pas un moindre mal? Où trouveraient-ils la force de résister à la vague qui nous entraîne tous dans la direction de l'euthanasie ?
Il faut pourtant résister à cette vague, ne serait-ce que parce qu'elle se présente comme une fatalité et que l'homme ne peut pas céder à la fatalité sans perdre sa dignité. Et on peut y résister efficacement par les soins palliatifs, à la maison ou à domicile, à la condition que ces soins soient orientés vers le respect du mystère. À la place d'une loi qui objectiverait encore davantage la situation, il faut souhaiter l'entrée en scène d'un intime, ou à défaut d'un intime d'une autre personne capable d'éveiller par son propre amour l'ultime amour du malade Et si un tel être ne se présente pas? On peut encore espérer que le mourant trouvera en lui-même des souvenirs qui lui permettront de quitter la vie en la bénissant, ce qui suppose encore qu'on l'entoure du plus grand respect. « Il faut quitter la vie, comme Ulysse quitta Nausicaa, en le bénissant, et non amoureux d'elle»9 .Tel est le sens des derniers soins: favoriser l'ultime élan d'amour, qui pourra prendre la forme du consentement ou de l'abandon et demeurer si intérieur, si secret que seuls quelques intimes le sentiront. C'est le respect de ce secret qui fonde nos obligations à l'égard des plus vulnérables.
En écrivant ces lignes j'ai le sentiment d'user d'un langage qui n'a plus cours, qui est l'équivalent d'une langue morte. Ce sentiment, Pierre Vadeboncoeur l'éprouvait déjà en 1978: «Il y aura un homme futur. Il se fera sur un étrange modèle peu à peu établi d'après l'utilité relative d'idées fonctionnelles auxquelles on aura réduit la règle morale. On aura, en particulier, mesuré l'utilité de l'homicide et statué favorablement sur lui. C'est déjà commencé, froidement, comme en laboratoire. Je ne puis me défendre du sentiment que le débat sur l'avortement ait quelque chose à voir avec cela. Ma tristesse l'attestait: cette modernité me faisait mal. Ce mal était un symptôme, sans doute. De quoi me sentais-je privé? De quelle partie profonde de mon être, de quel fond plus général m'arrachait-on ? Le propre de la culture moderne c'est qu'elle bafoue constamment le sacré qu'on porte en soi. Elle équivaut à un système de mépris. C'est un système de mépris et d'ignorance de tout ce que notre temps ne tient pas dans les pinces de son analyse. »10
Notes
1-Victor Hugo, Les Misérables, t. 2, 1862, p. 80.
2-Propos sur le bonheur, Paris, Gallimard, «Idées», 1969, p. 154-156.
3- Ludwig Klages, De l'Éros cosmogonique, L'Harmattan, 2008, p.199
4-Paul Valéry, Le cimetière marin.
5-Fernand Dumont, revue Critère, No 16, 1977, Entretien, Les âges de la vie.
https://agora.qc.ca/thematiques/inaptitude.nsf/Documents/Vieillesse--Laccomplissement_selon_Fernard_Dumont_par_Fernand_Dumont
6- Victore Hugo, La légende des siècles, Les pauvres gens.
7-Jean Onimus, L'Art et la vie, Paris, Fayard 1964.
8- Victor Hugo, La Légende des siècles, La chanson de Sophocle à Salamine.
9- Frédéric Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.
10-Pierre Vadeboncoeur, Les deux royaumes, Montréal, l'Hexagone, 1978, p.190