Qui donc a dit que l'image tue l'imagination? Le mot image désigne ici le résultat d'un procédé mécanique réduisant à une donnée objective ce qu'il y a de subjectif, d'unique, de vivant dans un être ou un paysage. Comme par hasard, l'oeil de l'appareil photo s'appelle objectif. Certes, une image peut être une oeuvre d'art, mais la plupart de celles dont nous sommes bombardés quotidiennement n'ont pas cette qualité. Si nous nous soumettons sans esprit critique à un tel régime, nous sombrons dans la passivité et nous perdons peu à peu notre imagination, cette faculté par laquelle nous nous élevons, dans la vie quotidienne, au rang de l'artiste génial qui nous donne à contempler, par un tableau, un être dont nous sentons réellement la présence. Voici un tableau de Holbein qui éveille la compassion. Wendell Berry nous dit ceci: si vous aviez rencontré cette femme et ces enfants, vous auriez eu besoin pour être touchés par eux, d'un acte d'imagination analogue à celui du peintre. La présence de l'autre ne nous est donnée qu'à la condition d'être recréée par nous. Simone Weil a pensé le monde par analogie avec l'oeuvre d'art, Wendell Berry pense la compassion de la même manière.
Hans Holbein, La famille de l'artiste, 1528, Musée de Bâle |
Il nous arrive parfois, dans un lieu public, un wagon de métro par exemple, d'arrêter notre regard sur une personne inconnue qui devient peu à peu une présence réelle pour nous. Notre imagination est à l'oeuvre. Elle se heurte toutefois à un mur, celui de notre ignorance. Nous ignorons tout du passé de cette personne. Ce qui explique pourquoi notre élan de compassion s'arrête à mi-chemin.
De telles expériences nous aident à comprendre pourquoi l'appartenance à une communauté est une chose si importante C'est seulement dans la vie en commun que l'artiste compatissant que nous sommes peut trouver les matériaux, en l'occurrence les souvenirs, qui lui permettront de rendre sensible la présence de l'autre.
Voici la page que Wendell Berry consacre à cet art de la compassion:
«À l’heure actuelle la vie intime et secrète des humains, leur sexualité, y compris la pornographie, est étalée sur la place publique au moyen d’entrevues, de représentations ou d’images précises d’où est exclue l’imagination.
Représenter l’intimité du désir ou de la douleur en dehors de l’art qui nous pousse à imaginer ces choses comme des événements de notre vie personnelle et de notre vie en commun, c’est réellement les dénaturer. C’est en cela que consiste la soi-disant objectivité des écoles et des professions, qui permet à une université ou une corporation de regarder la communauté – sa propre communauté – , comme on regarde un paysage lointain à travers un brouillard. Cette sorte d’objectivité se retrouve dans l’art de la même manière que dans la science ; elle est une obstruction à la compassion; elle voile le caractère unique des créatures et des lieux.
Il est devenu banal que les journaux et les médias électroniques par exemple, exhibent les sentiments les plus intimes comme des objets de curiosité ou comme des preuves du courage des artistes ou des journalistes. Dans un reportage, l’acte considéré comme la plus grande preuve de hardiesse consiste à braquer une caméra ou un micro sur le visage d’une femme en pleurs. Quelle différence essentielle existe-t-il entre un homme qui abat froidement un autre homme et le photographe qui photographie froidement un cadavre ou une femme en pleurs ? Ne sont-ils pas simplement deux illustrations du même manque d’imagination qui sévit à l’état endémique, c’est-à-dire le manque de compassion et de sens de la vie communautaire ? Chez l’un comme chez l’autre, la compassion fait défaut.
Ces exhibitions n’ont pour effet ni de nous rendre libres, ni d’accroître nos connaissances. Elles ne font que composer avec la cruauté humaine en suscitant en chacun de nous une indifférence aux souffrances des autres et à notre souffrance commune. Être indifférent aux blessures infligées aux humains par ses écrits, équivaut tout à fait à l’indifférence des industries scientifiques à l’égard des souffrances des animaux ou des humains, objets de leurs expériences ou de leur exploitation – et dire je m’en fiche, cela ne me regarde pas – c’est trahir non seulement l’objet même de l’écriture, qui porte nécessairement sur la vie commune, sur notre voisinage, mais c’est trahir l’imagination même. C’est refuser d’éprouver de la compassion, c’est nier le lien vital entre l’imagination et la compassion. Comment une telle trahison pourrait-elle ne pas influencer notre capacité de connaître la vérité et de pratiquer un art?
Le monde et ses communautés, naturelles et humaines, ne sont pas des sujets passifs de l’art, pas plus qu’ils ne sont des sujets passifs de la science-industrie-technologie. Il sont touchés par tout ce que nous faisons. Et ils répondent. Le monde n’existe pas seulement en vue de servir de matière à l’écriture, pas plus qu’il n’existe en vue d’être étudié.»
Wendell Berry, Life is a Miracle, Counterpoint, Washington D.C. p.86.Traduction: Hélène Laberge