En plus de servir un paté chinois de premier ordre à sa clientèle de milieu populaire, cette excellente maison devint le refuge adoré d'un enfant appelé Émile.
Le cuisinier français Aurélien Picquot exaspéré par la présence d'Émile (et celle de son chat) baptisera cet enfant terrible du surnom ironique de monsieur Émile. Un surnom que ce Gavroche québécois adoptera et imposera à son entourage. À demi- abandonné par sa mère, « une sans-cœur » qui travaille dans un bar et pousse la conscience professionnelle jusqu’à accueillir les clients dans son lit, il vient régulièrement acheter des plats préparés pour sa mère, en réalité pour son chat et pour lui-même.
Cet enfant laissé à lui-même, alimenté à la bière qui en le jetant dans un sommeil profond permettait à la mère insouciante d’aller travailler la nuit dans un bar, perce au premier regard la rudesse du cuisinier. Il réussit à amadouer Picquot, « à toucher des fibres vierges chez ce vieil éclopé du mariage et le mit bientôt dans un état de dépendance bougonneuse vis-à-vis de son jeune ami. »
« Sans le vouloir, Aurélien Picquot avait mis en branle chez monsieur Émile un processus d’autovalorisation qui le transforma bientôt en habitué du restaurant. Mais contrairement à ce qu’on aurait pu redouter, son assiduité se révéla étonnamment supportable. Le monsieur de monsieur Émile le forçait, c’était visible, à se comporter comme une grande personne, du moins dans les limites du possible. Il cessa de se décrotter le nez en mangeant. La tempête permanente qui tordait ses cheveux diminua d’intensité et ses chaussettes acquirent une forte tendance à être de la même couleur. Seule, hélas, une pénétrante odeur d’urine indiquait que monsieur Émile éprouvait quelque difficulté à se passer totalement des soins de sa mère. » 1
Monsieur Émile et son chat devinrent donc des clients réguliers de la Binerie grâce à l’accueil de Florent et d’Élise, les jeunes propriétaires du restaurant. Les « trésors de maternité inemployés (de la jeune femme) se déversaient (sur lui) avec une abondance qui faisait sourire Florent et plongeait monsieur Émile dans un contentement béat. »
La Binerie fut pour l’enfant de la rue un lieu d’appartenance d’autant plus inattendu et fort qu’il comblera à la fois son appétit de mal nourri et surtout, son besoin d’être reconnu, d’être aimé et d’aimer. Mais comme tout être malheureux, c’est progressivement qu’il pourra s’abandonner à cet amour. « Un matin, monsieur Émile, sérieux comme un notaire, vint trouver (Florent) dans sa chambre – J’ai quelque chose à te dire (…) Il fit quelques pas et posa sa main sur la couverture – C’est à cause de moi que t’es malade, hein? lança l’enfant avec un air de défi. Florent fronça le sourcil, étonné – (…) C’est parce que je cours dans le restaurant et parce que je fais jouer la tévé trop fort et que je fais trop de bruit avec mes pieds quand je vas faire pipi la nuit, hein?. Sa voix s’était mise à trembler. Encore un peu, et les larmes allaient jaillir. Florent le saisit par le bras – Veux-tu bien me dire qui t’a fourré ces folies-là dans la tête? s’exclama-t-il en riant. Je suis malade parce que j’ai trop travaillé, c’est tout. Et je suis content que tu restes avec nous, même si j’aurais envie des fois de te chauffer les fesses. Le visage du petit garçon se rasséréna un peu, mais son regard restait méfiant : – Ma mère… ma mère dit qu’il y a des gens qui ne peuvent pas endurer les enfants, parce que ça les tue… Florent se remit à rire et lui ébouriffa les cheveux : – C’est vrai, il y en a. En tout cas, nous autres, on t’aime bien et on n’a pas du tout envie de te renvoyer. Et puis, je vais déjà mieux, ça ne paraît pas? Dans deux jours, je vais aller te retrouver au restaurant.
Monsieur Émile ne put en supporter davantage. Il sortit à la course et déversa le trop-plein de son émotion dans la cour en frappant contre une poubelle avec un vieux chariot de machine à écrire.2
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1. Le Matou, Éditions Québec-Amérique, Montréal 1985, p 84
2. Ibid. p 124