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Points de vue

L'évolution de nos rapports avec les aînés, avec la mort et la souffrance

Dans le débat sur l'euthanasie, en cours depuis plus de trois décennies, il ne suffit pas d'aligner des arguments pour ou contre une loi autorisant l'euthanasie, il faut aussi comprendre à quoi l'on s'engage, à quoi l'on s'expose, de quoi l'on se fait complice et à quoi l'on renonce en adoptant telle ou telle position. Qu'il nous suffise pour le moment de noter la puissance de la vague qui porte l'euthanasie et l'eugénisme dans ses replis. Cette vague est le résultat de la convergence d'un grand nombre de courants.L'évolution du rapport avec les aînés, la mort et la souffrance est l'un d'eux.

 

L'évolution du rapport avec la mort et la souffrance
Le culte des morts a une telle importance dans l'ensemble des découvertes relatives au passé de notre espèce qu'on est tenté d'y voir une caractéristique essentielle de l'être humain, de définir l'homme comme un animal qui honore ses morts. Ce culte a été l'objet d'un grand nombre d'études dont on trouvera un écho fidèle dans notre encyclopédie sur la mort Je choisirai ici deux figures héroïques illustrant les deux pôles entre lesquels les attitudes face à la mort et la souffrance ont évolué: l'Antigone de Sophocle(-2500) et Florence Nightingale, (1850) la fondatrice de la profession d'infirmière. La première est un personnage de théâtre, mais tout le monde admettra qu'il y eut de réelles Antigone dans le monde grec. La seconde a bel et bien existé, mais on se demandera pourquoi je la compare à Antigone. L'une et l'autre ont éprouvé le plus haut degré de compassion pour les guerriers ; pour l'une et l'autre également, les mobiles religieux ont eu la plus grande importance.

Entre l'une et l'autre toutefois une révolution s'était opérée: la première a sacrifié sa vie à un mort, son frère Polynice, la seconde s'est dévouée auprès des soldats britannique mourants, dans un hôpital de Scutari pendant la guerre de Crimée. En accordant les honneurs d'une sépulture à son frère, Antigone allait à l'encontre de la volonté du roi Créon et elle s'exposait à la mort. Entre l'une et l'autre, on est passé du culte des morts aux soins des mourants. Je ne dis pas qu'Antigone n’aurait pas préféré soigner son frère pour le guérir, je ne dis pas que Florence Nightingale se montrait indifférente aux soins que réclamaient les morts. Dans son pays d'origine, on avait le souci de choisir comme cimetières les plus belles parcelles de terre. Je dis que la première illustre un monde où l'accent était mis sur le culte des morts tandis que Florence Nightingale illustre un monde où l'accent était mis sur les soins aux mourants. Et j'ajoute que les morts ont continué de perdre de l'importance par rapport aux mourants. Il existe encore des cimetières, dans le cas des soldats en particulier, on voit leur cercueil quand on les ramène du Front, on publie une notice à leur sujet dans les journaux, mais la retraite de la mort se poursuit.

A l'hôpital de Scutari, les soldats pouvaient mourir avec dignité, la dignité étant dans ce cas un sentiment intérieur, mais ils ne pouvaient pas mourir dans la dignité, c'est-à-dire dans des conditions matérielles comportant un minimum d'hygiène, de l'air pur, des draps et des pansements propres. La contribution de Florence Nightingale a été de créer ces conditions et ce faisant elle a réussi sur deux plans: le plan moral et le plan physique, car uniquement grâce à ces conditions qu'elle améliorait, le taux de guérison s'est élevé presque jusqu'à son niveau d'aujourd'hui.

Après elle, le mouvement s'accentuera, le culte des morts continuera de régresser. Auparavant, si on distinguait l'âme du corps et si en terre chrétienne on la croyait destinée à l'immortalité accordée aux purs esprits, on n'en continuait pas moins à veiller sur le sort de son corps ici-bas, dans le cadre du temps et de l'espace, comme si l’âme avait conservé la matérialité du souffle à laquelle on l'avait assimilée. Le monument funéraire, la tombe qu'on fleurissait, la relique qu'on vénérait, les messes que l'on disait pour son salut étaient des façons de l'aider à s'incarner de nouveau, après la désincarnation de la mort, et d'échapper ainsi au plus grand des malheurs: l'errance dans l'espace infini. Cette âme revivait d'abord dans celle de ses proches qui lui étaient fidèles et à travers eux, elle enrichissait la vie de la communauté. Dans des cultures plus anciennes, on croyait que les âmes des morts se réfugiaient dans les étoiles.

Cette proximité entre les vivants et les morts était marquée à Rome par la place qu'occupaient les mânes des ancêtres au centre de chaque maison ; dans la chrétienté, par l'enterrement des morts près des églises et parfois, dans le cas des notables, à l'intérieur des églises. Les morts pouvaient participer ainsi aux prières des vivants. Ayant eux-mêmes des liens affectifs avec leurs morts, les gens avaient raison d'espérer qu'ils seraient l'objet après leur propre mort d'une semblable attention.

Ces réalités sont encore si près de nous qu'elles sont familières même à un penseur rationaliste comme Alain. « Aussi cela est plein de sens de se demander ce que les morts veulent. Et regardez bien, écoutez bien; les morts veulent vivre; ils veulent vivre en vous, ils veulent que votre vie développe richement ce qu'ils ont voulu. Ainsi les tombeaux nous renvoient à la vie. Ainsi notre pensée bondit joyeusement par-dessus le prochain hiver, jusqu'au prochain printemps et jusqu'aux premières feuilles. J'ai regardé hier une tige de lilas dont les feuilles allaient tomber, et j'y ai vu des bourgeons. » 2

Ludwig Klages, un contemporain d'Alain, mais plus près du romantisme allemand que du rationalisme, évoque un lointain passé où «la présence vivante que l'homme réclame pour l'âme de ses morts, jaillit d'instant en instant du rapport érotique élémentaire entre les défunts et les vivants concrets. L'âme de l'image se meurt quand elle s'éteint dans les âmes de ceux qui la commémorent.» 3Et l'on pourrait ajouter que l'âme des vivants meurt à son tour quand elle cesse d'aimer celle des morts.

«Ils ont fondu dans une absence épaisse,
L'argile rouge a bu la blanche espèce,
Le don de vivre a passé dans les fleurs!
Où sont des morts les phrases familières,
L'art personnel, les âmes singulières?» 4

C'est le poète Paul Valéry, encore près de nous, qui a écrit ces vers par lesquels il se rattache à de nombreuses cultures anciennes dont celles de plusieurs nations amérindiennes. Le don de vivre qu'il évoque ici est un autre nom donné à l'âme ; et si loin que nous ayons poussé l'instrumentalisation des êtres et des objets, nous sommes encore sensibles aux liens entre les fleurs et la mort. Il reste que la tendance dominante nous éloigne de cette symbiose avec la nature qui faisait de la fleur le signe de la présence permanente des disparus et que c'est le coût des fleurs que nous offrons au mort plus que leur portée symbolique qui importe à nos yeux.

De tout cela il ne reste plus que d'infimes traces. La mort était une métamorphose. Elle est devenue une rupture. Faut-il croire qu'avant la rupture la présence des morts dans la communauté des vivants aidait ces derniers à faire faire face à la mort et à se résigner aux souffrances qui la précédaient ? Faut-il penser que l'homme demeuré soumis à Dieu s'interdisait d'intervenir dans les grands faits de la nature? Quoiqu'il en soit, après la rupture, l'homme s'estima un jour en droit de mettre fin à ses souffrances et de choisir l'heure et la forme de sa mort. Par malheur toutefois, cette idée qui avait séduit une grande partie de l'Occident fut d'abord appliquée sous le signe de la haine par un régime totalitaire. C'était là chose logique, car un certain darwinisme n'était pas étranger au couple eugénisme-euthanasie. Elle reparaît aujourd'hui sous le signe de la compassion et du choix individuel, mais qui pourrait nier que son passé pèse encore lourdement sur elle?

L'évolution du rapport avec les aînés

Encore aujourd'hui, dans les familles vietnamiennes établies au Canada, l'enfant le plus âgé de la famille doit prendre soin de ses parents jusqu'à leur mort. Ce sentiment d'obligation à l'égard des vieillards, qui suppose un profond respect, a été et demeure la règle dans bien des cultures.

Il existait une coutume semblable dans les familles paysannes traditionnelles du Québec. À l'approche de la soixantaine, les parents se donnaient à celui de leur enfant à qui ils avaient cédé leur maison et leur terre, à charge pour cet enfant de veiller sur eux. Cette entente faisait même l'objet d'un contrat devant notaire. Aujourd'hui les rapports parents enfants sont vécus sous le signe de l'autonomie. Les parents font en sorte que leurs enfants soient autonomes le plus tôt possible et leurs enfants, plus tard, s'attendront à ce que leurs parents fassent preuve de la même autonomie, jusqu'à la mort. Quels liens faut-il établir entre ce changement de mentalité et celui que nous avons observé dans les rapports avec la mort? Là où la mort est un mur, la vieillesse est-elle une impasse? Quelle que soit la réponse qu'on apporte à cette question, la tendance actuelle vers l'autonomie a un rapport manifeste avec le sujet dont nous traitons.

 

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