L'idée de stimuler l'économie en moussant la consommation et en planifiant l'obsolescence des objets est apparue dans le sillage de la grande dépression au moment précis où les êtres inutiles ont été présentés comme des vies sans valeur, des existences superflues. Simple coïncidence peut-être, mais il n'empêche que la crainte qu'on ne traite bientôt les personnes humaines comme des objets jetables quand elles deviennent inutiles s'est vite répandue. «Quand on ne respecte plus les objets, dira Fernand Dumont, les hommes deviennent de faux objets. »1
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Source: The English Association«Les rois ne touchent pas aux portes.Ils ne connaissent pas ce bonheur : pousser devant soi avec douceur ou rudesse l'un de ces grands panneaux familiers, se retourner vers lui pour le remettre en place, — tenir dans ses bras une porte.... Le bonheur d'empoigner au ventre par son noeud de porcelaine l'un de ces hauts obstacles d'une pièce; ce corps à corps rapide par lequel un instant la marche retenue, l'oeil s'ouvre et le corps tout entier s'accommode à son nouvel appartement.D'une main amicale il la retient encore, avant de la repousser décidément et s'enclore, — ce dont le déclic du ressort puissant mais bien huilé agréablement l'assure.» (Francis Ponge) |
De toute évidence, il existe un lien subtil entre le rapport avec la mort et le rapport avec les objets. Parce qu’ils sont uniques, parce qu'ils ont un caractère, on peut dire de certains objets qu'ils sont vivants, qu'ils ont une âme, celle que leur a transmise l'artisan qui les a faits à la main. «Objets inanimés, avez-vous donc une âme...» Ces objets, on se résigne mal à ce qu'ils disparaissent, on s'efforce de les conserver de génération en génération. Les musées, mot dérivé de muse, en sont remplis. Ils sont les cimetières des objets. En respectant les objets, on respecte le travail humain et on prolonge la vie des artisans après leur mort. On désirait que l'objet dure, il avait été fait pour durer, comme ce vieil anneau de fer qui symbolise la vie aux yeux du naufragé:
Horreur ! L’homme dont l’onde éteint le hurlement,
Sent fondre et s’enfoncer le bâtiment qui plonge ;
Il sent s’ouvrir sous lui l’ombre et l’abîme, et songe
Au vieil anneau de fer du quai plein de soleil ! 2
Ce vieil anneau est l'objet dans toute la plénitude de sa présence et c'est la mort qui nous le révèle. Mais il ne durera pas, il sera emporté par le culte de la nouveauté apparu dans le même contexte que l'obsolescence et la production en série.
Il ne s'agit pas de nier ici les bienfaits que la production en série a apportés à l'humanité, ni l'apport du design industriel à l'esthétique mais d'indiquer une tendance qui, associée à d'autres, pourrait avoir pour effet de réduire l'homme à un faux objet dont on peut disposer à sa guise.
1- Fernand Dumont, revue Critère, No 16, 1977, Entretien, Les âges de la vie.
https://agora.qc.ca/thematiques/inaptitude.nsf/Documents/Vieillesse--Laccomplissement_selon_Fernard_Dumont_par_Fernand_Dumont
2-Victore Hugo, La légende des siècles, Les pauvres gens.